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Le vieux président et les voleurs

Lansana Conté est malade – comme son pays, la Guinée. A 73 ans, il se fait si rare que chacun de ses gestes plonge le pays dans une longue séance d’exégèse politique. Le diabète et la leucémie permettent-ils encore au général Lansana Conté, président de la République de Guinée depuis vingt-deux ans, de gouverner ? Est-il conscient des manigances des prétendants à sa succession ? Après une dizaine d’années de silence face à la presse étrangère, le président a reçu durant plus de deux heures l’envoyé spécial du Monde dans son village de Wawa, à deux heures de route de la capitale. En fait de village, c’est une belle résidence au bord d’un lac artificiel. Il faut attendre à l’ombre, le président n’a pas terminé sa sieste. Vaste et propre à défaut d’être luxueux, le bâtiment donne sur une cour dallée que termine un petit débarcadère. Une demi-douzaine de poules cherchent en vain de quoi picorer entre les 4 × 4 alignés sous un abri. Dans un coin, quelques Bérets rouges, membres de la garde présidentielle, trompent l’ennui en jouant avec leur téléphone.

« JE NE SUIS PAS UN TUEUR »

Ce spectacle a désormais un nom : une fin de règne sans fin. C’est une pièce contemporaine sur un pays d’Afrique de l’Ouest doté d’immenses richesses naturelles, mais dont la moitié des 9 millions d’habitants vivent avec moins de 1 dollar par jour. Ministres et anciens ministres roulent dans des voitures qui coûtent 120 fois leur salaire officiel (500 dollars) et la corruption bat des records mondiaux (classé avant-dernier pays par Transparency International). Au sommet de l’Etat, il y a comme un flottement : le président passe son temps ici, au « village », quand il ne s’envole pas pour Genève et son hôpital universitaire. A Conakry, il reçoit les cadres dirigeants du pays sous un manguier, mais leur laisse une grande marge de manoeuvre.

Certains observateurs estiment que la Guinée court au désastre, alors qu’elle a échappé aux guerres et aux troubles de ses voisins : Liberia, Sierra Leone, Casamance, Côte d’Ivoire.

Soudain, un officier fait signe de le suivre dans un modeste pavillon à l’extrémité de la cour. On trouve le président assis sur un canapé dans un boubou de basin bleu. Il regarde la chaîne française i-télé.

« Monsieur le président, comment allez-vous ?

– Je vais bien. Je suis malade, mais qui ne l’est pas ? J’ai de la chance, je suis malade physiquement, mais la tête va bien, cela ne gêne pas l’exercice du pouvoir. J’irai au bout de mon mandat, fin 2010, si Dieu me donne la vie.

– Autour de vous, il y a des gens qui rêvent de prendre votre place et qui manoeuvrent…

– Tout citoyen guinéen peut rêver de prendre ma place. C’est la Guinée qui choisira, pas moi. Je souhaite quelqu’un d’envergure, qui aime la Guinée et la protège comme je l’ai fait. Je n’ai pas encore trouvé, mais je ne me fais pas de souci, il y aura quelqu’un, et même meilleur que moi ! »

Lansana Conté est arrivé au pouvoir en 1984, à la faveur d’un coup d’Etat militaire, dix jours après la mort de Sékou Touré, le dictateur qui a transformé le fleuron des colonies françaises en camp de rééducation stalino-maoïste. Conté a rompu avec les méthodes répressives, sans parvenir à réduire la pauvreté. A son crédit : le maintien de la paix entre les différentes ethnies et le refuge offert à des millions de Libériens et Sierra-Léonais. « J’étais sergent dans l’armée française en Algérie, dit-il. Je suis revenu au pays à l’indépendance, en 1958. J’ai ensuite passé tous mes grades les uns après les autres. Il ne s’est pas passé une année sans que je cultive mon riz ici. »

Au cours de l’entretien, le président reviendra spontanément, trois ou quatre fois, sur le sujet de son riz. « Je suis agriculteur dans l’âme. Je mange ce que je cultive. Si vous étiez arrivé plus tôt, vous m’auriez trouvé dans les champs. » Il croit à une Guinée agricole, même si tout indique qu’elle sera minière. Le pays est le premier exportateur mondial de bauxite, le minerai qui, deux fois raffiné, donne l’aluminium. Après des décennies de stagnation, le secteur va recevoir au moins 5 milliards de dollars d’investissements étrangers ces prochaines années. Deux gisements de fer exceptionnels ont été découverts au sud-est du pays. Le potentiel est aussi important pour l’or et le diamant.

Commentaire présidentiel : « Les mines ne m’intéressent pas. Ce qu’on trouve par hasard ne m’intéresse pas. Personne ne peut profiter d’une mine comme on le fait avec un champ, ou alors cette personne vole son pays. C’est dans les mines que les Guinéens volent et s’enrichissent au détriment de la Guinée. J’ai freiné l’élan des voleurs, pour le bien du peuple. » La nouvelle que du pétrole a été découvert au large de la Guinée ne l’enchante pas. « Je ne calcule pas ce que je ne vois pas. Le riz, on le voit. Le pétrole, il paraît qu’il y en a, je veux bien qu’il soit exploité, mais au profit des Guinéens. »

Tout se passe comme si le vieux président estimait que son peuple n’était pas mûr pour les développements spectaculaires qui pourraient avoir lieu. « Que voulez-vous, les Guinéens veulent s’enrichir. Peut-être nos petits-enfants seront-ils honnêtes ? Il va nous falloir beaucoup de temps pour être comme vous. Vous êtes habitués à la richesse.

– Les Blancs n’ont pas volé la Guinée ?

– Vous les colons avez pris ce que vous vouliez et vous êtes encore là, vous continuez à vous servir. Mais pas autant que les gens d’ici. S’il fallait fusiller tous les Guinéens qui ont volé la Guinée, il ne resterait plus personne à tuer. Et je ne suis pas un tueur.

– Et les Chinois ?

– Les Chinois, au moins, ils travaillent. Ils vivent avec nous dans la boue. Il y en a qui cultivent, comme moi. Je leur ai confié une terre fatiguée, vous devriez voir ce qu’ils en ont fait ! Les Chinois sont incomparables.

– Votre peuple souffre surtout de pauvreté et de l’injustice que…

– Il n’y a pas d’injustice. On se partage le peu qu’il y a, c’est tout.

– Etes-vous riche, monsieur le président ?

– Jusqu’à présent, non. Toute la journée, j’ai récolté mon riz. Assez pour manger cinq ans avec ma famille ! Je peux démentir devant le peuple que j’ai volé de l’argent. Ce sont ici les terres de mes grands-parents. J’avais 900 hectares, mais j’en ai tellement donné aux paysans de la région qu’il n’en reste qu’une centaine. Quand j’ai besoin d’argent, je vends mon riz. Je vends aussi mon huile de palme, très bon marché, aux femmes du village. Et après je les vois qui la revendent au bord de la route, le double ! Je suis aussi le plus grand propriétaire de boeufs en Guinée.

– Donc vous êtes riche ?

– Si vous voulez, mais pas en argent. Je n’ai rien à l’étranger, ni maisons ni comptes bancaires. Je suis le plus riche du pays, parce que je n’ai rien volé. »

Exprimez-vous!

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