spot_imgspot_img

Didier Raoult, une frénésie de publications et des pratiques en question

Le ponte de la recherche a signé des centaines d’articles dans des revues au sein desquelles ses collaborateurs de l’IHU de Marseille ont des responsabilités. L’établissement réfute tout conflit d’intérêts.

Pendant quelques semaines, il a été l’homme de toutes les unes. Mais bien avant la crise du Covid-19, le nom de Didier Raoult, pas encore devenu l’une des figures médiatiques de la crise du coronavirus, s’affichait déjà partout dans d’autres types de revues, plus éloignées du grand public.

Dans le domaine des maladies infectieuses, le futur chantre de la chloroquine en France est même, dès 2017, « le chercheur européen dont les publications ont été le plus citées par la communauté internationale », comme son établissement, le fameux Institut hospitalo-universitaire (IHU) Méditerranée Infection de Marseille (Bouches-du-Rhône), le souligne sur son site.

Le chercheur iconoclaste doit cette visibilité à l’influence de ses travaux, reconnue par ses pairs, mais aussi à leur profusion. Le « Mbappé » de la recherche – il s’est un jour comparé au talentueux joueur de football – enchaîne les publications à un rythme stupéfiant. Son nom figure systématiquement sur plus d’une centaine d’études par an. En tout, la base de données PubMed lui en comptabilise plus de 1800.

Interloqués, des chercheurs, dont certains préfèrent rester anonymes, se sont penchés sur la mécanique qui permet au Marseillais de revendiquer plusieurs articles par mois, quand certains n’y arrivent pas en un an. Et s’offusquent du système, tout à fait légal, qu’ils ont mis au jour.

Un tiers des articles signés Raoult

Une partie non négligeable de la montagne d’articles scientifiques signés par Didier Raoult est publiée dans des revues au sein desquelles siègent… ses propres subalternes. Des collègues et bras droits de longue date, qui trustent parfois même la fonction décisive d’éditeur en chef.

C’est par exemple le cas de la revue « New Microbes And New Infections ». Selon les calculs disponibles en ligne, ce titre aurait, à lui seul, publié près de 230 articles de l’expert marseillais depuis 2014. Soit environ un tiers de toute la production de la revue, et près de six fois plus que la seconde revue qui comptabilise le plus d’écrits du professeur.

Son éditeur en chef n’est autre que « le plus ancien » des « collaborateurs » de Didier Raoult, avec qui il travaille « depuis 35 ans », et son propre adjoint au sein de l’IHU. Contacté, Michel Drancourt n’a pas donné suite à nos sollicitations.

« La plupart des articles de cette revue portent sur la découverte de nouvelles espèces bactériennes, fait-on valoir à l’Institut. Or, Didier Raoult a mis au point une technique qui a permis d’élargir d’un tiers le nombre de bactéries connues chez l’homme. » Une emprise telle qu’un genre de bactéries a d’ailleurs été baptisé « Raoultella » en l’honneur du professeur, lauréat de prestigieux prix scientifiques.

La « New Microbes And New Infections » n’est cependant pas le seul titre concerné. Sur les 24 revues ayant publié 10 articles, ou plus, signés par le ponte marseillais, près de la moitié assigne à des membres de l’IHU des fonctions éditoriales, dont celle d’éditeur en chef.

Des « accusations sans preuve » et des « spéculations » pour l’IHU

Le professeur Francis Berenbaum, rhumatologue hospitalier et chercheur au sein du Centre de recherche Saint-Antoine, à Paris, déplore un « risque de copinage ». « Lorsqu’une équipe envoie son travail à une revue tenue, finalement, par elle-même, c’est caractéristique du conflit d’intérêts », pointe celui qui s’est montré plusieurs fois critique, dans la presse, à l’égard des coups d’éclat de son confrère.

Médecin neurologue et président du comité d’éthique de l’Inserm, Hervé Chneiweiss ne peut « s’empêcher de penser que la présence de collaborateurs directs et co-auteurs dans les editorial board, non seulement oriente, mais facilite » la parution d’articles.

« Il semble bien que Didier Raoult ait mis en place un système de publication à son propre bénéfice », décrypte-t-il. Le professeur, commandeur de l’ordre national du Mérite et officier de la Légion d’honneur, n’aurait fait en cela « qu’imiter des chercheurs américains, même s’il le fait, me semble-t-il, à une échelle encore plus vaste ».

Interrogé, l’IHU balaye des « accusations sans preuve » et des « spéculations » sur une éventuelle connivence. La question est d’autant plus brûlante qu’au-delà de son rayonnement personnel, le nombre de publications signées par chaque chercheur a des conséquences directes sur les attributions d’Etat que va percevoir son groupement hospitalier. Et il y a là près d’un milliard d’euros en jeu chaque année.

Depuis 2006, la Direction générale de l’offre de soins répartit cette enveloppe aux établissements de santé s’étant livrés à des travaux de recherche. Et elle a choisi, pour principal indicateur de cette activité, le nombre de publications signées par les chercheurs de chaque établissement.

Dans le cas des équipes de l’IHU, c’est l’Assistance publique – Hôpitaux de Marseille (AP-HM) qui perçoit les dotations d’Etat. L’IHU assure qu’il n’existe ensuite « aucun système de redistribution » entre les deux entités. Sollicitée, l’AP-HM est restée injoignable.

En fonction du classement de la revue et du rang de l’auteur dans l’étude, chaque publication rapporte de 1 à 32 points, chaque point valant près de 600 euros par an pendant quatre ans. Chaque article signé par Didier Raoult dans le « International Journal Antimicrob Agents », dont l’éditeur en chef travaille au sein de son IHU, a ainsi rapporté de 3600 euros à 14 400 euros par an à l’AP-HM. Depuis 2014, il en a paraphé une quarantaine.

Au CHU de Lille (Nord), Patrick Devos, statisticien, a lui-même contribué à mettre en place ce système de points nommé Sigaps. « Les questions qui circulent sur le bien-fondé de ces pratiques sont légitimes », juge-t-il, s’interrogeant sur la possibilité d’une « manière détournée de booster son score ».

L’institut, lui, justifie ces liens par la « part non négligeable » de ses chercheurs « parmi les meilleurs d’Europe en maladie infectieuse ». « Si vous regardez la liste des revues sur les maladies infectieuses, les membres de l’IHU y sont souvent membres du comité éditorial, tout simplement parce que l’IHU est un pôle important », y plaide-t-on.

Cette force de frappe et la manne financière qu’elle engendre permettent en tout cas à l’IHU et à son patron de jouir d’un levier d’influence au sein de leur structure. En 2017, la production scientifique de l’AP-HM était « largement portée par l’IHU », qui rapportait à lui seul, cette année-là, « 20 % » des points à son établissement, pour seulement « 3 % des chercheurs du CHU », comme il s’en targue sur son site.

Dans le livre « L’IHU Méditerranée Infection – Le Défi de la recherche et de la médecine intégrées » (Michel Lafon, 2018), Didier Raoult reconnaît d’ailleurs auprès du journaliste Hervé Vaudoit avoir « menacé de faire la grève des signatures » pour obtenir son institut quand il ne disposait que d’un pôle dédié aux maladies infectieuses. « C’est à partir de ce moment-là que nous avons enfin pu nous rasseoir à la table pour discuter tranquillement », se satisfait-il.

D’après Hervé Maisonneuve, médecin et ancien président de l’association européenne des éditeurs scientifiques (NDLR : European Association of Science Editors), le fait de baser les indicateurs de performance des chercheurs sur « un volume de publication » pousserait naturellement à ce genre de comportement, dans un milieu restreint où les grandes figures de proue se connaissent.

Alerte de la Cour des comptes

« Je suis très opposé à ce que fait Didier Raoult, condamne-t-il. Mais il joue bien du système. Ce n’est pas le seul, mais il le fait, disons, dans des proportions plus visibles, avec de gros sabots. » Il faut dire qu’aucun organe n’est chargé de surveiller ou de prévenir les éventuels liens de connivence qui pourraient exister entre des auteurs d’articles et les revues qui les publient.

Des comités d’éthique de la recherche semblent bien exister. L’un d’eux est même spécifiquement spécialisé dans le domaine des maladies infectieuses et tropicales. Mais en l’absence de cadre légal, les prises de position restent rares. Aucun de ses dix membres, que nous avons tenté de joindre, ne s’est montré disponible, l’un d’eux évoquant seulement un « sujet très chaud ».

En l’état, seules les potentielles réglementations internes aux éditeurs prévalent. Elsevier, le groupe éditorial qui possède notamment les deux revues citées, assure que sa politique interdit aux éditeurs d’être « impliqués dans des décisions sur leurs propres articles, sur les articles de membres de leur famille et de leurs collègues ». Et renvoie vers l’indépendance des relecteurs chargés d’aiguillier les comités éditoriaux dans leurs choix.

Consciente des failles de ce système, la Cour des comptes pressait les autorités, dans un rapport rendu en décembre 2017, de « modifier sans délai les modalités d’affectation des recettes » liées à la recherche. Les indicateurs liés aux fameux points « apparaissent insuffisamment discriminants selon la qualité des recherches », s’inquiète-t-elle, et « ne font pas l’objet de contrôles suffisants ».

Questionné sur une éventuelle réflexion amorcée depuis sur le sujet, le ministère de la Santé n’a pas pu répondre. Didier Raoult, dont l’institut nous a indiqué qu’il ne nous accorderait pas d’entretien, reste, lui, un partisan du fameux système à points. Sa mise en place, écrit-il en 2017 dans son livre « Mieux vaut guérir que prédire » (Michel Lafont), « joue un rôle positif dans la restructuration du paysage scientifique français ».

« Dotation personnelle en cash »

Le chercheur loue d’ailleurs « une politique de financement direct à la publication » similaire à celles pratiquées, dit-il, par « la Chine, la Turquie et la Corée ». « Au même titre que les sportifs de haut niveau qui réussissent une compétition, l’auteur a une dotation personnelle en cash », présente-t-il.

Toujours aussi iconoclaste, le spécialiste imagine même instaurer, au sein de son IHU, « une prime directement liée à la publication dans un journal de haut niveau, sans passer par un quelconque comité ». Une prise de position qui s’oppose frontalement à la Déclaration de San-Francisco sur l’évaluation de la recherche.

Signée par plusieurs centaines d’organisations scientifiques, dont l’Inserm en France, celle-ci invite à « évaluer la recherche sur sa valeur intrinsèque plutôt qu’en fonction de la revue où elle est publiée ». « Il est urgent d’améliorer les méthodes d’évaluation des résultats de la recherche scientifique par les agences de financement », pose-t-elle. L’AP-HM, qui bénéficie en premier lieu de la prose abondante de Didier Raoult et de ses équipes, ne partagera peut-être pas cet avis.

Exprimez-vous!

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici

spot_imgspot_img

Articles apparentés

spot_imgspot_img

Suivez-nous!

1,877FansJ'aime
133SuiveursSuivre
558AbonnésS'abonner

RÉCENTS ARTICLES