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L’Afrique n’est pas la province du monde

Le printemps du Covid n’a pas été aussi meurtrier en Afrique que ne le craignaient les Cassandre occidentaux. L’occasion de s’interroger sur l’urbanité dans cette région du monde et ce que la chercheuse Catherine Fournet-Guérin (Sorbonne Université) appelle le cosmopolitisme africain.

Comment avez-vous démarré vos recherches sur l’Afrique subsaharienne?

Cela remonte aux années 1990, alors que, étudiante à l’université de Paris-Sorbonne, je cherchais un sujet de maîtrise (l’équivalent du Master 1). Le hasard familial a permis que j’aille à Madagascar et j’ai été très frappée par la capitale du pays, Antananarivo, que ce soit par ses paysages, par son organisation sociale et spatiale, ou par sa très longue histoire, car il s’agit d’une des villes bien antérieures à la colonisation en Afrique, fondée dès le XVIIe siècle par des souverains puissants et très organisés. J’avais aussi eu l’occasion de vivre durant plusieurs années à Dakar.

J’ai toujours poursuivi mes recherches sur le même terrain, si bien que ma thèse a porté sur cette capitale, sur ses habitants et leur rapport à l’espace et au passé (Vivre à Tananarive. Géographie du changement dans la capitale malgache, publié en 2007 aux éditions Karthala). J’ai ensuite élargi mes recherches à l’ensemble des villes d’Afrique, en menant des travaux de recherche au Mozambique, à Maputo,dans le cadre d’un programme de recherche transdisciplinaire sur le « droit à la ville » dans les pays du Sud, ce qui a conduit à la publication d’un second livre en 2017, L’Afrique cosmopolite, centré sur les populations d’origine étrangère vivant dans les villes d’Afrique, sur les circulations internationales de toute sorte et sur les lieux de sociabilité qui se développent dans ces villes.

Vos recherches portent sur les sociétés urbaines africaines. Comment une géographe pratique-t-elle la sociologie urbaine en Afrique ? Avec quelles données ? Comment se font les enquêtes ?

Il s’agit d’une géographie sociale et culturelle, qui est très proche d’autres disciplines, avec lesquelles les échanges intellectuels sont nombreux et féconds, telles que l’anthropologie et la sociologie urbaines, mais aussi l’histoire urbaine et l’urbanisme. D’ailleurs, le département de géographie et aménagement de Sorbonne Université (ex-Paris 4) rassemble depuis longtemps des chercheurs dans ce champ, depuis Paul Claval jusqu’à nos jours avec la création du tout récent laboratoire Médiations auquel j’appartiens. Cette façon d’appréhender les espaces à travers les pratiques et les représentations des habitants se retrouve dans d’autres structures universitaires en France, à Bordeaux ou à Lyon par exemple, ainsi bien sûr qu’à l’étranger. Ces approches ont contribué à diffuser une image plus attractive de la géographie auprès d’un public élargi, à travers des thèmes tels que les inégalités sociales dans l’espace, la place des femmes et des minorités dans la ville ou les processus migratoires, entre autres.

Plus concrètement, en Afrique, dans beaucoup de pays, les statistiques font défaut. Les méthodes sont fondées sur des rencontres, sur des entretiens longs avec les habitants, ainsi que sur l’observation et sur la collecte d’autres sources, telles que l’iconographie (publicités, bandes dessinées…), la presse, les œuvres d’art, etc. Cela nécessite, comme en anthropologie, des séjours longs sur place. Cependant, depuis les années 2000, de nouveaux outils ont transformé la manière de faire de la géographie sociale en Afrique : il est désormais possible de suivre les déplacements via la géolocalisation, d’étudier les quartiers précaires et informels sur des images satellites, pour les chercheurs de maintenir des contacts avec les personnes rencontrées à distance via des applications telles que Whatsapp ou Facebook, qui est le principal moyen d’accès à Internet pour les populations urbaines d’Afrique.

Vous développez l’idée de «modernités citadines». En quoi sont-elles différentes de celles de l’Europe, hormis ce qui relève du niveau de vie ?

Précisément, j’ai tenté de montrer que ces modernités citadines en Afrique n’étaient pas différentes de celles d’Europe, contrairement aux idées reçues. Les citadins africains ont les mêmes aspirations, les mêmes goûts que ceux du monde entier : c’est bien une « condition urbaine » collective (Olivier Mongin) qui se développe dans toutes les villes, grandes ou petites d’ailleurs. Partout en Afrique, les habitants ont accès à la télévision, possèdent un téléphone mobile (le taux d’équipement est très élevé), sont avides de découvertes et de voyages (souvent entravés par le niveau de vie effectivement, mais aussi par la grande difficulté d’accès aux visas pour nombre de ressortissants de pays d’Afrique). Ils consacrent également du temps au loisir, même si leur pouvoir d’achat est limité, pratiquant le sport sur des terrains de fortune, jouant de la musique dans des espaces publics tranquilles, se réunissant par groupes affinitaires pour discuter et s’amuser, etc. Il est important de ne pas réduire la vie des Africains à leurs seules difficultés : elles sont réelles et il ne faut pas les mésestimer, mais la vie ordinaire des gens ne se résume pas à celles-ci et ils sont aussi des citadins à part entière. Depuis quelques années, l’Afrique urbaine a donné au monde des exemples d’innovation, comme dans le domaine d’applications téléphoniques à but social.

Vous prenez le contrepied de certains auteurs, dont africains, pour lesquels il n’y a pas de notion de «local». Comment avez-vous construit cette géographie du local et quelle est-elle ?

Il existe tout une littérature scientifique qui tend à présenter les citadins africains, en particulier les jeunes adultes, comme étant uniquement désireux d’émigrer, que ce soit en Europe, en Amérique ou ailleurs (au Moyen Orient ou en Chine par exemple). Cela se reflète dans la création artistique également, avec une surestimation, dans les films par exemple, de la représentation de l’émigration clandestine vers l’Europe. C’est une réalité bien sûr. Mais à mon sens, il est important de ne pas centrer tout le regard sur les sociétés urbaines africaines sur ce désir, car c’est occulter tous ceux qui veulent rester, et, même pour ceux qui souhaitent partir, au quotidien, ils vivent bel et bien une vie dans leur ville, travaillant, se déplaçant, etc. Les villes d’Afrique sont très peuplées, très dynamiques, toujours en changement et en aucun cas ne se profilent des villes fantômes qui seraient désertées par leurs habitants émigrés.

En revanche, il est vrai qu’il existe dans nombre de pays d’Afrique une habitude ancienne de la mobilité, souvent internationale, qui fait des Africains des gens ayant développé de grandes « compétences migratoires » et des capacités d’adaptation très fortes où qu’ils se trouvent.

Les villes africaines ont été fortement marquées par la colonisation. Comment ces lieux produisent, je vous cite, un certain type de «contact avec l’ailleurs» ?

Ces villes ont été longtemps vues comme à l’écart du monde, surtout par les Européens. Or on sait depuis longtemps que c’est faux. Dès l’Antiquité, les historiens ont pu mettre en évidence des contacts transocéaniques autour de l’océan Indien, puis des échanges commerciaux et humains ont continûment eu lieu durant des siècles, comme l’a par exemple récemment montré l’anthropologue David Graeber qui évoque les échanges commerciaux de navires pirates très réguliers à la fin du XVIIe siècle entre la côte orientale de Madagascar et… New York (Les pirates des lumières, 2019) !

Depuis le XIXe siècle, ces contacts ont pris la forme de la domination coloniale pour la plupart des territoires africains. Du point de vue des populations, ce fut une période d’intenses échanges orchestrés par les puissances européennes qui faisaient circuler de la main d’oeuvre entre leurs territoires, notamment pour remplacer la main d’oeuvre servile à la suite de l’abolition de la traite puis de l’esclavage, ou pour constituer des groupes d’intermédiaires commerciaux. Cela s’est traduit par l’installation pérenne de centaines de milliers de personnes qui sont devenues africaines au fil des générations, dont en particulier des Indiens, des Chinois, des Juifs (dans l’actuelle RDC), des Grecs, des Libanais, etc. Ces groupes ont contribué à la création d’un cosmopolitisme urbain souvent méconnu, très bien narré par l’écrivain antillais Naipaul, prix Nobel de littérature, dans le roman A la courbe du fleuve. Il ne faut pas oublier les populations d’origine européenne installées également en Afrique, telles que les nombreux Sud-Africains d’ascendance portugaise, ou les « Italiens » d’Egypte par exemple (dont la chanteuse Dalida était une représentante célèbre). Il me semble que ce cosmopolitisme d’origine coloniale est méconnu de nos jours et que seules les populations blanches d’Afrique australe issues des systèmes particulièrement violents sont connues.

Outre les populations, ces échanges pluriséculaires avec l’Asie, le monde arabe et persan, indien, méditerranéen, etc. se sont traduits par des productions d’objets très « créolisés », c’est-à-dire mêlant différentes origines et autochtonisés au fil du temps, comme dans l’architecture (la maison patricienne du XIXe siècle située à Madagascar ici photographiée présente des caractéristiques à la fois malgaches, réunionnaises, indiennes et anglaises), l’alimentation (partout en Afrique orientale on consomme des sambos ou samoussas indiens), le costume (les tissus wax, qui sont en fait venus via des troupes militaires africaines de l’Indonésie actuelle, avant de devenir un des symboles de l’Afrique), la musique bien sûr et les arts en général.

Vous défendez l’idée d’un cosmopolitisme des villes africaines qui leur serait spécifique. Pourriez-vous nous dire en quoi ?

Ce cosmopolitisme ne serait pas forcément spécifique, mais constituerait bien un attribut des sociétés urbaines africaines, au même titre que celles d’Europe ou des Amériques par exemple. Or les villes d’Afrique au sud du Sahara sont souvent vues, du moins d’Europe, mais je crois également depuis la Chine ou le Japon, comme uniformément peuplées d’Africains noirs. Une homogénéité supposée écrase leur diversité réelle. Qui plus est, c’est aussi voir les Africains comme un tout, alors que c’est un continent immense, avec une très grande diversité sociale et culturelle, même s’il existe des parentés visuelles du Sénégal au Mozambique qui peuvent contribuer à diminuer la perception de cette diversité.

Les citadins africains sont pour nombre d’entre eux des gens très cosmopolites eux-mêmes, qui ont souvent des expériences de voyage, qui sont polyglottes (parlant souvent 4 à 5 langues, africaines et européennes), pratiquent des circulations à l’échelle du continent et parfois du reste du monde, pour ceux, minoritaires, qui ont la possibilité de quitter l’Afrique, et s’inscrivent dans des réseaux de sociabilité transnationaux. J’ai rencontré au Mozambique des boulangers marocains originaires de Tiznit, des marchands de vêtements éthiopiens, des tailleurs ouest-africains ou des négociants de pièces détachées automobiles nigérians (voir la photo).

Enfin, depuis les années 1990, les villes d’Afrique ont accueilli nombre de nouveaux habitants venus de Chine, mais aussi d’Inde, du Brésil, entre autres. Cela se traduit dans le paysage urbain par de nouveaux lieux de production, de consommation et de sociabilité, comme le montre bien cet établissement à Tananarive, situé sur l’avenue de l’indépendance en plein centre-ville, empruntant à des codes visuels très hong-kongais et adaptés à une clientèle locale. L’Afrique urbaine change, de manière rapide, dynamique et ouverte sur les monde : là-bas aussi s’écrit une « géographie du mouvement ».

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