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La françafrique par F. X. VERSCHAVE, président de Survie de 1995 à 2005.

Retranscription de conférences-débat données par F. X. VERSCHAVE, président de Survie de 1995 à 2005.
(L’ensemble de ces textes a été publié en 2000 dans un petit fascicule intitulé Françafrique, le crime continue, Tahin Party.)
« Je suis dans le malheur. Je ne veux pas retourner dans un pays noir. »
Bouna Wade, Sénégalais de 17 ans, mort le 9 juin 1999 en tentant de rallier clandestinement la France par avion.

Je commencerais par une précaution oratoire : mon exposé en prendra forcément l’allure puisqu’il me faut résumer en peu de temps environ mille pages de faits et d’analyses, assorties de plus de deux mille notes – le contenu des deux ouvrages que j’ai publiés récemment : La Françafrique et Noir Silence . J’y renvoie ceux qui veulent du détail, de la précision, davantage de nuances. Ici, j’essaierai de dégager des lignes de force, en relation avec la question qui nous préoccupe ce jour.
Il me faut d’abord rappeler brièvement les schémas de fonctionnement de la politique franco-africaine, ses logiques. Il n’est pas possible, sinon, de situer les responsabilités dans la succession de crimes contre l’humanité et de génocides qu’elle a couverts, ou parfois agencés. On peut représenter cette politique par deux schémas : celui de l’iceberg, et celui d’un réseau pyramidal, dont la tête saute à la mort de Pompidou pour laisser place à la juxtaposition d’une douzaine de réseaux et lobbies parallèles.
Dès son retour au pouvoir en 1958, De Gaulle comprend qu’il est acculé à accorder les indépendances africaines. Les discours décolonisateurs américain et soviétique renforcent en effet le mouvement des peuples. Il accorde donc ces indépendances : c’est la face émergée de l’iceberg, toute blanche, « la France amie de l’Afrique », etc. En même temps, De Gaulle demande à son bras droit Jacques Foccart de mettre en place un système de dépendance intégrale : il s’agit de conserver un cortège d’États clients, l’accès à des matières premières stratégiques, et la dîme pour son parti politique. Sous la légalité proclamée s’installe donc une illégalité de fait. Organiser cette illégalité sur quarante années n’a pu se faire que par des moyens illégaux, inavoués.

Foccart commence par sélectionner des chefs d’État « amis de la France » – par la propagande, des fraudes électorales massives, et deux punitions exemplaires : l’épouvantable répression des indépendantistes camerounais, l’élimination du président togolais élu malgré la fraude, Sylvanus Olympio. Le seul rescapé de ses complots, Sékou Touré, en deviendra paranoïaque. Foccart tient son « pré-carré » par un contrôle économique, monétaire, militaire et barbouzard. La convertibilité du franc CFA permet tous les circuits parallèles d’évasion de capitaux, de la rente des matières premières et de l’aide publique au développement. Paris impose une série d’accords militaires léonins, largement secrets. Chaque chef d’État est chaperonné par un officier de la DGSE, qui en principe le protège, mais peut aussi favoriser son élimination, comme dans le cas d’Olympio. Les Services français recourent au besoin à des groupes de mercenaires ou des officines de vente d’armes. Ils disposent de ressources supplémentaires et de faux nez commodes grâce à une série d’entreprises, grandes ou petites. Loïk Le Floch-Prigent l’avoue carrément dans sa confession : Elf a été constituée, entre autres, à cet effet. De même, quantité de PME de fournitures ou de « sécurité » ont permis, par leurs surfacturations, de financer les aventures tricolores des Denard et compagnie, au Congo-Kinshasa, au Nigeria, aux Comores, etc. – jusqu’à l’envoi de mercenaires serbes au Zaïre. Cette constellation de moyens de dépendance illégale est tout à fait attestée. Ceux qui ont vécu durant ces quarante dernières années dans les pays francophones au sud du Sahara ne discutent pas cette influence prépondérante de la France – qui est, j’insiste, une illégalité, puisque la légalité, c’est l’indépendance. Prenez le cas du Gabon et de sa rente pétrolière – la différence entre le coût d’extraction et le prix du marché. Cet argent, plus d’une centaine de milliards de francs depuis 1960, s’est comme évaporé. Il n’y a pas grand-chose de légal dans cette affaire. Pendant ce temps, les Gabonais sont parmi les peuples de la terre les plus mal soignés. Autrement dit, ils n’ont guère vu la couleur de leur or noir, ils en ont été spoliés. Depuis l’Élysée, donc, Foccart tenait les fils militaires et civils de son réseau occulte, très arrosé. Lorsque Giscard l’a limogé, la tête de ce réseau pyramidal a sauté, d’autres réseaux et lobbies ont conquis leur autonomie. En caricaturant, on est passé du réseau Foccart, avec une stratégie de raison d’État contrôlée depuis la présidence de la République, aux frères et neveux de Giscard, aux fils de Mitterrand et Pasqua… À la tête d’Elf, on est passé de Guillaumat, ancien ministre des Armées, aux frasques mégalomanes du couple Le Floch, manipulé par l’inquiétant Sirven. Une douzaine de réseaux ou lobbies se juxtaposent, plus ou moins autonomes, avec chacun leur micro-stratégie – un peu comme un manège d’autos tamponneuses. C’est devenu cela, la politique africaine de la France. Ce qui complique la question de la responsabilité. Il n’y a plus un décideur, Foccart, rendant compte quotidiennement à De Gaulle. Il y a de multiples (ir)responsables, des chefs de réseaux jusqu’aux échelons subalternes, s’accoutumant à la délinquance, au crime économique et politique. Et puis il y a une responsabilité supérieure : tous les présidents de la République et les Premiers ministres depuis vingt-cinq ans ont parfaitement toléré ce système devenu chaotique, incontrôlable, tout en sachant que ce système est criminel, que ses acteurs pratiquent des méthodes de voyous, qu’ils disposent de caisses noires phénoménales, qu’ils interviennent dans un contexte dégradé par la manipulation de l’ethnicité, et qu’ils sont parfois aussi peu lucides qu’une bande d’ingénieurs ivres dans une centrale de Tchernobyl. La responsabilité la plus grande appartient à ceux qui autorisent ce n’importe quoi.

Énumérons ces réseaux et lobbies. Le réseau initial, le réseau Foccart, a été légué à Jacques Chirac. Dès 1970, Charles Pasqua s’est disputé avec Foccart. Il a édifié, à son compte, un puissant réseau. Celui de Giscard n’a pas eu la même ampleur, ni celui des Mitterrand père et fils (souvent allié au réseau Pasqua). Il faudrait encore citer le réseau d’Alain Madelin et celui de Michel Rocard, ascendant. À côté, quelques grandes entreprises mènent leur propre stratégie de monopole. Elf gouverne trois ou quatre pays, comme le Gabon, le Cameroun, le Congo-Brazzaville, elle fait la politique de la France en Angola ou au Nigeria, etc. Le groupe Bouygues contrôle les services publics en Côte d’Ivoire et a bénéficié de gros marchés privilégiés, tout comme Suez-Lyonnaise-Dumez et son méga-corrupteur André Kamel. Le groupe Bolloré a bâti un empire africain dans le transport, la logistique, le tabac, et d’autres matières premières agricoles ou sylvicoles. Il est en passe de remplacer Elf pour la qualité de ses liens avec les services secrets : son « Monsieur Afrique », Michel Roussin, est l’ancien numéro deux de la DGSE. Il y a ensuite l’État-major, où la plupart des officiers ont connu des carrières africaines accélérées : il fait la politique de la France à Djibouti et au Tchad. Il y a les différents services secrets, généralement rivaux : la DGSE, pionnière et encore pivot, mais aussi la DRM (Direction du renseignement militaire), qui a joué un rôle important au Rwanda ; la DST (Direction de la surveillance du territoire), qui s’aventure hors de l’Hexagone dans des pays comme le Soudan, l’Algérie, la Mauritanie, le Gabon ou le Burkina , la DPSD (Direction de la protection et de la sécurité de la Défense), ex-Sécurité militaire, qui est censée contrôler les trafics d’armes et les mercenaires, et dont je montre dans Noir silence qu’elle y est totalement mêlée. Il faut aussi tenir compte d’excroissances francs-maçonnes, notamment à la Grande Loge nationale française, héritière des loges coloniales, où l’on retrouve à la fois les généraux Déby, Sassou-Nguesso, Compaoré et Gueï, Omar Bongo et les deux cents principaux décideurs gabonais, les anciens ministres Roussin et Godfrain, une bonne partie de l’establishment de l’armée, des Services, des médias français, ainsi que les grands aiguilleurs de la corruption (Méry, Pacary, Crozemarie,…). Citons encore les Rose-Croix, très influents en Afrique centrale, des sectes diverses, etc.

On peut se représenter le système de décision franco-africain comme une grille de mots croisés. En chacun de ces réseaux et lobbies, représentés comme des colonnes verticales, peuvent coexister, telles des strates horizontales, toute une série de motivations, depuis les zones les moins rationnelles du cerveau jusqu’aux plus intellectuelles. Partons des strates les plus basses : on rencontre les affaires de mœurs, qui ne peuvent être passées sous silence parce que, omniprésentes, elles procurent des moyens de chantage considérables sur un certain nombre de personnalités françaises ; on remonte à l’avidité criminelle (trafics d’armes, de mercenaires, de drogue, blanchiment d’argent), puis au lucre rentier, la captation des matières premières et de l’aide au développement (elle n’est pas présentée comme criminelle, mais l’exploitation du pétrole ou de la forêt s’accompagne souvent d’assassinats politiques, de guerres civiles, ou de massacres de populations). Continuant de remonter l’échelle des motivations, on trouve les corporatismes militaires, les copinages entre l’armée française et un certain nombre de chefs d’État militaires, avant ou après leurs coups d’État. On croise ensuite les obsessions ou schémas géopolitiques : le syndrome de Fachoda – la phobie des Anglo-Saxons -, la grande politique arabe de la France, la défense de la Francophonie, voire certaines idées plus généreuses. En fait, pour comprendre la politique de la France dans un pays africain, il faut chaque fois remplir cette grille de mots croisés : il faut se demander, au Rwanda, au Togo ou ailleurs, quels sont les réseaux présents et quelles sont leurs motivations ; les cases de la grille représentent leurs conjonctions ; lorsque, dans un pays, un réseau a une motivation précise, on remplit d’un gris plus ou moins foncé la case correspondante, selon l’influence locale du réseau et la force de cette motivation. Chaque réseau, rappelons-le, a souvent plusieurs motivations : certains vont à la fois défendre la grandeur de la France, avoir des intérêts privés considérables, être pris dans des mécanismes de chantage, etc. Cet ensemble de cases plus ou moins noircies, différent d’un pays à l’autre, fournit la représentation de systèmes complexes, dépendant aussi des liens avec les dirigeants africains. Car si je parle de « Françafrique », c’est que tout ce système fonctionne grâce à la mise en place, la protection et la pérennisation des chefs d’État « amis », de leurs régimes claniques et clientélistes, dont certains ont partiellement inversé la relation de dépendance, tant ils ont accumulé les moyens de pression sur les décideurs français.

Ce cadre étant esquissé, ajoutons quelques indications sur l’iceberg avant de passer aux différents crimes contre l’humanité et génocide(s) commis depuis quarante ans au gré de ses dérives.
La majeure partie de la relation se passe en dessous de la ligne de flottaison, dans une zone sombre. Il faut s’accoutumer à des règles de fonctionnement souterraines (ou sous-marines), qui n’ont pas grand-chose à voir avec celles que nous connaissons, avec la légalité internationale, la fiabilité de l’information ou le théâtre politique hexagonal. Ainsi, l’opposition droite/gauche y est largement dépassée. Charles Pasqua et François Mitterrand se rencontraient régulièrement dans une villa d’Elf. Ils avaient la même conception de l’Afrique, à base de pessimisme cynique. Les fréquentes alliances entre les réseaux Pasqua et Mitterrand avaient de quoi dérouter, dans les années quatre-vingt, les électeurs de leurs partis respectifs.

Sur un autre registre, Loïk Le Floch-Prigent a confirmé récemment, dans un documentaire d’Arte, qu’Elf armait les deux côtés de la terrible guerre civile angolaise, qui a fait des centaines de milliers de morts, transformant l’un des pays les plus riches d’Afrique en l’un des pays les plus pauvres. Total a fait de même. Dans la guerre civile au Congo-Brazzaville, les réseaux français ont également armé et financé les deux camps. C’est arrivé aussi au Tchad, etc. La première fois que nous avons rencontré ce double jeu, nous avons été surpris. En fait, c’est assez courant. Cela permet de maintenir un pays dans un état exsangue, avec un État diminué, auquel il est plus facile d’arracher des concessions.
Explorant la face immergée de l’iceberg, nous avons découvert que ceux qui avaient pris le pouvoir sur Elf à partir des années 80 étaient d’abord des vendeurs d’armes : ce n’étaient pas les pétroliers qui faisaient accessoirement des ventes d’armes, mais des gens dont la compétence principale était la vente d’armes qui étaient devenus les stratèges de la conquête pétrolière : les Alfred Sirven, Étienne Leandri, Pierre Léthier ou leurs disciples. Pourquoi l’affaire Elf est-elle partie d’une vente d’armes (à Taiwan, en apparence du moins) ? Parce que ce sont les mêmes réseaux et circuits de corruption. L’intersection est très large entre ventes d’armes et de pétrole. De même entre ces ventes et les Services. Sirven est un honorable correspondant de la DGSE, il était « traité » par le numéro deux de la DGSE, Pierre Léthier – que l’on retrouve dans une autre affaire Elf, Mitterrand-Kohl ou Leuna-Minol, révélatrice de l’état de nos démocraties européennes. Ainsi, une partie des fonds gigantesques de la rente pétrolière (comme de l’exploitation forestière) et des commissions sur les ventes d’armes sont récupérées par les gens des services secrets, qui multiplient par trois, cinq ou davantage les crédits votés par le Parlement. Cela leur permet de financer des guerres secrètes, ou les « coups tordus » dont ils se sont fait une réputation depuis la guerre d’Algérie. Accessoirement, avec au moins trois milliards de francs sur ses comptes en Suisse, Sirven peut se vanter d’avoir acheté la quasi-totalité de la classe politique française…

En regardant d’encore plus près le fonctionnement de ces gens des Services, on s’aperçoit que leurs réseaux sont branchés de longue date sur le trafic de drogue, depuis la guerre d’Indochine, et sur les circuits africains du blanchiment d’argent, via les loteries, paris hippiques et casinos. À cet égard, certains pays comme les Comores, Djibouti ou la Guinée équatoriale font figure de plaques tournantes, objets de convoitises récurrentes. L’ampleur de ces intersections, comme on dit en mathématiques, révèle le délabrement des régulations financières et démocratiques.

Quelle rationalité subsiste-t-il dans les décisions politiques de la France vis-à-vis de l’Afrique ? Quelle capacité d’informer pour les médias français, au milieu de telles pressions ?

J’en arrive aux crimes contre l’humanité et aux génocides qui ont été commis durant cette période, dans les pays soumis à l’influence française. Il convient, je le rappelle, de distinguer deux périodes : avant 1974, la responsabilité élyséenne, sous la baguette de Foccart, est dominante ; après, on entre dans l’ère de l’ »irresponsabilité » partagée, encouragée. Je rappelle aussi que l’hôte actuel de l’Élysée, Jacques Chirac, est l’héritier du réseau et des méthodes de Foccart. Sans la même exclusivité, certes, mais il est quand même le chef des Armées et le patron de la DGSE. De 1955 à 1970 (avec une pointe de 1957 à 1963), la France déclenche une guerre semblable à celle du Vietnam pour écraser le mouvement indépendantiste UPC de Ruben Um Nyobé. Une répression épouvantable fait de cent à quatre cent mille morts (le bilan n’a jamais pu être fait). Elle ne figure dans aucun manuel français d’histoire, bien entendu. Ce massacre a pris rapidement une tournure raciste, c’est-à-dire qu’on a stigmatisé les ennemis politiques comme appartenant à une seule ethnie, les Bamiléké – ce qui n’était pas vrai. On a attisé et cristallisé une haine ethnique. Un officier français, le colonel Lamberton, a écrit dans une revue militaire un passage que je suis obligé de vous citer tellement il évoque des tragédies plus actuelles : « Le Cameroun s’engage sur les chemins de l’indépendance avec dans sa chaussure un caillou bien gênant. Ce caillou, c’est la présence d’une minorité ethnique, les Bamiléké, en proie à des convulsions dont l’origine ni les causes ne sont claires pour personne. […] Qu’un groupe de populations nègres réunisse tant de facteurs de puissance et de cohésion, n’est pas si banal en Afrique Centrale. […] L’histoire obscure des Bamiléké n’aurait d’autre intérêt qu’anecdotique si elle ne montrait à quel point ce peuple est étranger au Cameroun ».

La volonté de « puissance », la fable du peuple « étranger »… Moyennant quoi, on a massacré dans des proportions indicibles. Il y a deux, trois ans, quand j’ai enquêté sur cette guerre atroce, les gens qui l’avaient connu n’osaient toujours pas en parler, tellement ils restaient terrorisés. C’est inimaginable. La décolonisation de l’Afrique subsaharienne a été inaugurée par un vaste et long crime contre l’humanité, commis par des troupes françaises et leurs auxiliaires africains, les fameux « tirailleurs sénégalais » – plutôt tchadiens en l’occurrence.

Ensuite il y a eu la guerre du Biafra. Elle est plus connue sous l’angle de l’invention des Médecins Sans Frontières. Mais la réalité n’a pas grand-chose à voir avec ce qui nous a été raconté en France, version humanitaire . La Françafrique a soutenu dès le début une tentative de sécession de la province pétrolière du Nigeria, contre la volonté d’une majorité de ses habitants. Foccart, depuis l’Élysée, et le président ivoirien Houphouët ont mené cette guerre contre les Anglo-Saxons, fournissant une grande partie de la logistique et de l’armement, avec le Gabon comme base arrière. L’emblème de la Croix-Rouge a été vite détourné : les avions soi-disant destinés au pont aérien humanitaire livraient aussi des armes. Jean-Franklin Narodetzki a parlé ce matin de l’invention du « militaro-humanitaire » à propos de la guerre civile en Bosnie : je crois qu’elle a eu lieu beaucoup plus tôt, dès la guerre du Biafra.
Dans son livre extrêmement documenté, La politique africaine d’Houphouët-Boigny , Jacques Baulin a écrit à ce sujet un chapitre édifiant. Une société suisse était chargée de la propagande du Biafra. Baulin a retrouvé ses argumentaires. Le gouvernement fédéral du Nigeria était accusé de vouloir affamer les Biafrais. Il y a eu certes une famine très importante dans le réduit sécessionniste. Mais c’est le camp séparatiste qui a refusé la proposition d’un approvisionnement diurne : il voulait conserver les vols nocturnes mêlant les armes à la nourriture. La manipulation de l’humanitaire, au grand dam des populations civiles, ne date pas d’hier.

En 1972, au Burundi, la dictature militaire tutsie a procédé au massacre systématique de l’élite hutue – quelque 200 000 personnes : un crime contre l’humanité massif, qui peut être qualifié de massacre génocidaire, sinon de génocide. La France était l’alliée du régime burundais, les moyens de sa coopération militaire ont facilité les massacres. Une responsabilité bien peu connue. Tout comme celle des réseaux françafricains dans les atroces guerres civiles du Liberia et de la Sierra Leone.
En 1987, la Libye et Foccart font assassiner Sankara, avec la complicité d’Houphouët. Leur ami Blaise Compaoré prend les rênes du Burkina. Tout ce beau monde, y compris le général ivoirien Robert Gueï, prépare l’agression du Liberia « anglo-saxon », fin 1989, par les commandos de l’entrepreneur de guerre Charles Taylor. Deux ou trois ans plus tard, un disciple de Taylor, Foday Sankoh, monte une succursale en Sierra Leone, le sinistre RUF. La Françafrique a longuement soutenu et approvisionné, par ses achats de matières premières (bois, caoutchouc, diamants) et ses trafics d’armes, ces deux guérillas siamoises qui ont alerté la planète par une surenchère dans l’horreur – jusqu’aux loteries à l’amputation .

Toujours dans la même logique de concurrence avec les Anglo-Saxons, la Françafrique a établi un avant-poste au Rwanda. Je laisse à Jean-François Dupaquier le soin de parler des responsabilités françaises dans cette affaire, qui sont incroyables. Si l’on se réfère à la grille indiquée plus haut, on observera à l’époque, auprès du régime Habyarimana et du Hutu power, la présence du réseau Mitterrand, avec différentes motivations que je vous laisse imaginer. Il y avait aussi la DRM, qui a joué un rôle de propagande très important, ne cessant de dénigrer les Tutsis, qualifiés de « Khmers noirs ». Les génocidaires, eux, appelaient les Tutsis des « cancrelats ». À leurs côtés, les Services français n’ont pas trouvé mieux que de lancer une « Opération insecticide », via Paul Barril . Ce travail de diabolisation n’a pas été sans effets…

Je terminerai ce trop rapide survol par les crimes contre l’humanité massifs au Congo-Brazzaville . Après un premier coup d’État manqué en 1991, la Françafrique a restauré le dictateur déchu Denis Sassou-Nguesso en 1997, au terme d’une guerre civile. Celui-ci ayant repris ses habitudes autocratiques et prédatrices, la guerre est renée de ses cendres, entraînant une répression épouvantable. Les troupes ou plutôt les milices de Sassou y ont été secondées par une coalition françafricaine de circonstance : un corps expéditionnaire venu de l’Angola (un régime allié d’Elf, de Chirac et des réseaux Pasqua) ; un contingent tchadien de l’ami Idriss Déby ; des restes de la Garde présidentielle de Mobutu et des forces rwandaises qui encadrèrent le génocide ; des mercenaires français, et de « vrais-faux mercenaires », c’est-à-dire des militaires tricolores déguisés en mercenaires ; le tout avec l’argent d’Elf, de Bolloré, de grandes banques françaises. Entre décembre 1998 et décembre 1999, les agressions à connotation ethnique contre les populations civiles, au sud de Brazzaville et du pays, ont fait au moins autant de victimes que, durant la même période, au Kosovo, à Timor Est et en Tchétchénie réunis – en termes de morts ou de viols.

Qui vous en a parlé en France ? Si les médias sont restés muets, ce n’est pas en vertu de la théorie du « mort-kilomètre », qui dissout l’intérêt dans l’éloignement : Timor est beaucoup plus loin que le Congo-Brazzaville ! Un pays qui, de surcroît, est l’une de nos principales sources d’approvisionnement en pétrole, et fut le berceau de la France libre. Pourquoi n’a-t-on pratiquement pas parlé des crimes contre l’humanité au Congo-Brazzaville ? Pourquoi ces reportages censurés, ces articles de désinformation ? Pour les mêmes raisons qui évincent de nos manuels d’histoire les massacres commis au Cameroun au tournant des années 60 (ou qui, en Turquie, ensevelissent le génocide arménien) : il y va d’un soi-disant intérêt ou honneur de l’État. Plutôt les intérêts de quelques-uns, et le déshonneur collectif.

J’en viens à l’actualité, à travers quelques exemples, pour vous montrer que, en dépit des résistances qui font reculer la Françafrique dans un certain nombre de pays, notamment en Afrique Occidentale où d’importants reculs de la françafrique ont été perceptibles, il existe un risque majeur de passer de la Françafrique à la Mafiafrique. Avec cette dernière, c’est le passage à une alliance entre les grandes puissances économiques – États-Unis, Grande Bretagne, France -, mutualisant leurs réseaux d’influence sur les pays pauvres, qui est à craindre.

Au Niger, le général Baré Maïnassara, dictateur mis en place par Foccart, a été renversé par quelques officiers et la France a aussitôt cessé sa coopération pour interruption du processus démocratique. Sans l’aide de la France, les militaires ont organisé les élections les moins contestées depuis quarante ans en Afrique. Aucun bulletin n’a été contesté. Il est évident que le régime nigérien issu de ces élections n’est pas constitué de saints – on vote toujours pour le moins mauvais – mais il est le fruit du choix du peuple nigérien, en l’absence de coopération électorale française. Au Sénégal, grâce à la conjugaison des téléphones portables et des radios locales, les sénégalais sont parvenus à court-circuiter le trucage habituel et éternel des résultats. Malgré une aversion française, les élections en Guinée Bissau ont été particulièrement honnêtes. Par conséquent, des changements ont lieu et le phénomène est contagieux en Afrique de l’Ouest.

La situation est beaucoup plus difficile en Afrique Centrale ; c’est effectivement une région extrêmement riche et les phénomènes de guerres civiles demeurent assez terribles.
Prenons l’exemple du Congo-Brazzaville. En 1990, une conférence nationale souveraine a instauré une constitution démocratique et mis en place progressivement des institutions démocratiques. Bien sûr toujours avec des hommes imparfaits, discutables, etc. Fait rarissime, nous avons la preuve – grâce un document trouvé par des juges dans le coffre-fort d’Elf au cours d’une perquisition – que les réseaux Elf, Pasqua, et Foccart, ont organisé un coup d’État pour renverser ce gouvernement démocratique, un an et dix huit mois après sa mise en place, et le remplacer par Denis Sassou Nguesso. Ce dictateur, renversé par les urnes, demandait 17 % des bénéfices de l’exploitation du pétrole pour son pays alors que le gouvernement démocratique du pays en demandait 33 %. Par conséquent, on n’a cessé de réarmer Sassou Nguesso par Gabon interposé notamment, grâce aux fonctionnements souterrains de la Françafrique. Et en 1997, au prix d’une guerre civile, il a pu reprendre le pouvoir en s’appuyant sur la garde présidentielle de Mobutu, une partie des extrémistes hutus du Rwanda qui s’étaient réfugiés au Congo-Brazzaville, quelques contingents tchadiens transportés par des avions français, et des amis angolais. Un renversement dans l’ordre des choses.

Ce qui a été plus terrible, c’est que revenu au pouvoir, il a continue ces mécanismes de pillage de la rente pétrolière, d’oppression des ethnies originaires d’autres régions que la sienne, etc. La guerre civile a redémarré à grande échelle en décembre 1998, un an après, jusqu’en décembre 1999. Durant ces douze ou treize mois de guerre, il y a eu plus de massacres de civils, de crimes contre l’humanité, de viols systématiques qu’au Kosovo, au Timor oriental et en Tchétchénie réunis. Comparez la couverture médiatique des ces trois événements dont je viens de parler et du Congo Brazzaville. C’est sans commune mesure. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle j’ai intitulé mon livre Noir Silence. L’un des problèmes majeurs du fonctionnement de cette Françafrique, c’est la manque d’information. L’ensemble des reporters qui voulaient s’y rendre ont été empêchés. Seul s’y est rendu Henryk Lindell, journaliste à Témoignage Chrétien, media parfaitement respectable mais qui n’a évidemment pas la même audience que TF1. Une guerre civile abominable s’est produite et vous n’en avez pas été informé. Cette guerre civile a mêlé des anciens miliciens du génocide rwandais aux corps expéditionnaires angolais, etc. et a eu recours à deux phénomènes inquiétants pour notre démocratie : des vrais mercenaires et des vrais-faux mercenaires.

Le 30 novembre 2000 notre association a organisé à l’Assemblée Nationale un colloque passionnant sur les mercenaires, réunissant les meilleurs spécialistes européens de la questions ainsi qu’un représentant du ministère français de la Défense. Thierry Meyssan, président du Réseau Voltaire, qui fait un travail d’information absolument extraordinaire, a confirmé certains faits incroyables concernant les mercenaires. Des vrais mercenaires, on connaît Bob Denard, etc. Mais il faut savoir qu’aujourd’hui les officines principales de mercenaires en France sont liées aux milieux d’extrême droite, par des mécanismes très surprenants. Il a, à l’occasion de ce colloque, relaté l’histoire d’un personnage, dont le parcours est très instructif pour comprendre la logique françafricaine. En 1980, Bernard Courcelle est officier de la Direction de la Protection de la Sécurité et de la Défense, et a d’ailleurs pour collègue Bruno Gollnish. La DPSD est maître des habilitations « Défense », et est en charge du signalement des trafics d’armes et des recrutements de mercenaires. L’ancienne sécurité militaire est l’héritière, de par le recrutement de ses principaux cadres, d’organisations s’étant illustrées dans la période des années trente dans les complots fascistes à la fin des années trente, notamment la Cagoule. Il y a de fait encore aujourd’hui, une tradition extrémiste dans ce service.

En 1983, il crée une société de mercenaires avec son frère Nicolas. En 1984, il devient responsable de la sécurité chez Luchaire. Cette société d’armements a été mise en cause pour avoir acheminé des armes de la France à l’Iran. Il devient en 1989, responsable de la sécurité au musée d’Orsay dont Anne Pingeot, maîtresse de François Miterrand, est alors conservatrice. Compte-tenu des dizaines de millions voire la centaine de millions de francs dépensés par Mitterrand pour protéger son intimité, à travers notamment la création de la cellule élyséenne, Bernard Courcelle était forcément proche du pouvoir. Sans transition il est nommé en 1993 à la direction du Département protection-sécurité (le DPS), la garde présidentielle de Jean-Marie Le Pen. Il est ainsi passé de la DPSD au DPS et a commandé un millier d’hommes, d’anciens militaires, gendarmes ou policiers pour l’essentiel, très entraînés et que l’on retrouve en grande partie dans les sociétés de mercenaires. Il occupe enfin en 1999 la direction de la garde présidentielle de Sassou Nguesso qui venait de se rendre responsable de crimes contre l’humanité. Il y fait un bref passage et prend le contrôle de la sécurité des installations d’Elf à Pointe-Noire. Le parcours de cet homme est pour le moins étrange. Le DPS constitue ainsi un vivier de mercenaires, proche de la sécurité militaire. La scission du Front national n’a pas mis fin à l’existence de cette milice. Elle s’est elle même scindé en deux : le DPS et le DPA. Dans tous ces conflits où l’ethnisme est devenue une arme politique, l’envoi des mercenaires d’extrême droite n’est pas forcément le meilleur choix. Le mercenariat est un enjeu majeur aujourd’hui car il y a une nette tendance à passer en la matière de l’artisanat à l’industrie.

Cependant, parallèlement aux vrais mercenaires, agissent les vrais-faux mercenaires. Tout commence en 1990, au moment de la guerre au Rwanda qui a précédé le génocide. L’état-major de Mitterrand cherche des moyens d’intervenir plus discrètement. Le millier d’hommes du service-action de la DGSE capable d’intervenir sans uniforme est insuffisant. Il est alors envisagé de constituer hors hiérarchie, un commandement des opérations spéciales, dépendant directement de l’Élysée. Mitterrand se dote ainsi en quelque sorte d’une garde présidentielle, à l’image de ses amis chefs d’État africains. Ce commandement mènera une guerre pendant quatre ans au Rwanda avant le génocide. Cette garde présidentielle a évidemment été récupérée par Jacques Chirac qui l’a utilisée au Congo Brazzaville pour soutenir son ami Sassou Nguesso très branché lui aussi sur le pétrole. Chirac, rappelons-le, ayant hérité du réseau Foccart. Les interventions militaires officielles françaises ont ainsi été remplacées par des interventions de militaires déguisés en mercenaires. Cette réalité a en quelque sorte été avouée dans Jeune Afrique par Charles Josselin, ministre de la Coopération. Il a en effet déclaré : « De nombreux mercenaires, parmi lesquels des Français, […] suscitent la confusion en portant parfois un uniforme qui ressemble à celui qu’ils ont porté hier » Uniforme qu’ils reporteront demain probablement, pour beaucoup. Ces hommes mènent ainsi des guerres en notre nom, avec notre argent, sans que nous en soyons tenus informés. Un universitaire qui s’est intéressé à la question des mercenaires nous a par ailleurs expliqué que suite à un kriegsspiel réussi faisant intervenir des mercenaires, l’état-major s’est résolu à trouver un terrain d’application. Le Congo a été choisi suite à un moment d’hésitation sur le camp qu’il s’agissait de soutenir. On a transformé un exercice virtuel en exercice réel, avec toutes les conséquences que je vous ai décrites.

L’Angola, va sans doute devenir le plus important pays pétrolier d’Afrique avec, au large des côtes, de considérables gisements pétroliers. Ce pays a d’abord subi une guerre de décolonisation puis une guerre civile qui sévit depuis 1975. Ce pays est dans une situation de détresse épouvantable. C’est à la fois le pays le plus riche et le pays le plus pauvre. Les sites pétroliers de l’Angola se répartissent généralement de cette façon : 42 à 43 % pour Elf-Total-Fina ; 42 à 43 % pour une société multinationale anglo-saxonne – parce que l’opposition aux anglo-saxons s’arrête aux choses sérieuses – ; et puis 10 à 15 % pour une société très particulière, Falcon Oil par exemple dirigée par Pierre Falcone incarcéré pour trafic d’armes. . Pierre Falcone aurait ainsi fourni pour plus d’un milliard d’armements russe dans ce pays miné par la guerre civile. Falcone, qui n’est pas plus pétrolier que vous et moi, a créé aux États-Unis – tout en appartenant au réseau Pasqua parce qu’on n’est pas à une contradiction près – une société qui s’appelle Falcon Oil & Gas. Cette société de vente d’armes possède 10 % d’un bloc pétrolier (le bloc 33), soit un quart de la détention d’une énorme multinationale comme Elf-Total-Fina ou d’une multinationale américaine, sur des puits de pétrole. La présence des vendeurs d’armes et des sociétés de mercenaires sur les principaux sites de matières premières n’est même plus dissimulée. Il en est de même pour les diamants. Sur un autre puits, le schéma de répartition des risques est similaire, mais avec une société de mercenaires israéliens, ou une société arabe d’armement, etc. Ainsi, 10 à 15 % des parts de l’exploitation d’un puits sont contrôlés par des fauteurs de guerre. Il n’est dans conditions pas étonnant que la guerre dure depuis si longtemps. C’est même d’autant moins étonnant que Loïc Le Floch-Prigent, ancien PDG d’Elf a avoué dans un documentaire diffusé par Arte, que son entreprise traitait avec les deux belligérants. Sans oublier qu’un pays en guerre est dans une situation d’extrême vulnérabilité pour négocier les revenus du pétrole.
Ceci n’est pas très étonnant. Après tout, l’affaire Elf est avant tout une affaire de vente d’armes. Les circuits de corruption, des ventes d’armes et de détournements sont les mêmes. Ils transitent par les paradis fiscaux et par un certain nombre de sociétés écran. Les gens qui sont à la fois sur le champ du pétrole et sur le champ des armes, ont aussi des responsabilités majeures dans les services secrets. Alfred Sirven qui s’est vanté d’avoir acheté la quasi-totalité de la classe politique française. Pierre Léthier qui était son agent-traitant à la DGSE, était numéro deux de la DGSE. Il a été remplacé par un françafricain extrêmement important, Jean-Yves Ollivier, très actif dans le contournement de l’apartheid en Afrique du Sud, qui figure aujourd’hui comme poisson-pilote du dictateur Sassou Nguesso, etc. en passant par la destruction des Comores. Tous ces gens-là sont soit dans les services secrets, soit d’honorables correspondants des services secrets. L’argent du pétrole est détourné et une partie sert à alimenter les « caisses noires » des services secrets qui disposent ainsi des budgets deux, trois ou quatre fois supérieurs à ceux votés par le Parlement français.

On retrouve ainsi les mêmes protagonistes, avec les mêmes banques, proches des mécanismes de blanchiment de l’argent sale en Afrique, dans les jeux, les casinos, les paris, etc. tout cela étant lié parfois au trafic de drogue. Charles Pasqua m’a attaqué en diffamation sur le livre la Françafrique. Il me demandait cinq millions, il a eu un franc. Je l’accusais d’un nombre impressionnant de délits. Et il ne m’a reproché qu’une seule accusation, concernant le Soudan. Je l’accusais notamment d’être à l’origine de la French-connection, via le trafic de drogue français en Amérique du Nord. Ricard dont Charles Pasqua était le représentant commercial servait de couverture. Les mafias corses et italiennes ont déversé de l’héroïne aux États-Unis pendant longtemps, notamment via Jean Venturi. Celui-ci était le représentant de Ricard en Amérique du Nord et selon une note de la CIA, datant de 1961, était aussi le distributeur de la French-connection pour toute l’Amérique du Nord. Il n’a pas été inquiété, puisque la CIA en fait de même, et en 1967 a été prié gentiment de quitter le territoire. La France n’a pas le monopole des mécanismes de branchement de services secrets sur l’argent de la drogue. D’ailleurs, Charles Pasqua qui fait de l’anti-américanisme son fond de commerce, est dans les meilleurs termes avec Georges Bush, ancien directeur de la CIA.

Ce qui se produit au Congo-Kinshasa, pays dépecé, ruiné, est exactement du même ordre. Il s’agit davantage de métaux rares, tels que le diamant, plutôt que de pétrole. On y assiste à une sorte d’internationalisation de la Françafrique. Les réseaux précédemment évoqués s’allient avec des réseaux similaires britanniques ou liés à l’ancienne Afrique du Sud de l’apartheid, aux États-Unis, en Israël, en Russie, dans la diaspora chinoise, etc. Il existe un risque majeur de regroupement de ces acteurs, qui vont se mener des guerres ou tourner les faits sur le dos de l’Afrique. C’est ce qui se passe aussi au Soudan où la France, en 1990, était l’une des seules à soutenir ce régime qui est coupable de la mort de 2 millions de personne. Nous pensions qu’avec l’Europe, les autres pays, hostiles à ce régime, convaincraient la France d’y renoncer. C’est l’inverse qui s’est produit : la France a convaincu l’Union européenne de soutenir ce régime. N’oublions pas que le pétrole y coule à flots. Les bénéfices de l’exploitation pétrolière accroîtront les capacités de financement des armes qui serviront à massacrer davantage les populations du Sud Soudan. Nombreux sont ceux qui nous reprochent d’être l’anti-France. Nous ne pensons pas qu’envoyer des mercenaires en Afrique serve beaucoup l’image ou la grandeur de la France, ni les valeurs qu’elle prétend défendre. Vous seriez sans doute opposés à ce que des mercenaires congolais, rwandais, on nom de la liberté du commerce, mènent des opérations en France. Pourtant, lorsque nous sommes allés protester au ministère des Affaires étrangères contre la guerre secrète menée par la France au Congo-Brazzaville, l’un des principaux conseillers d’Hubert Védrine nous a répondu, à propos de l’usage des mercenaires, qu’ils « respectaient la liberté du commerce ». Cette liberté du commerce reste cependant nettement unilatérale. Je ne pense pas que mener des grands projets inopérants, ruiner des pays à travers des dettes pour des biens ou services dont il n’ont jamais vu la couleur, serve réellement l’intérêt de la France à moyen terme.

Mais en fait, il y a deux France. A la fin du XIXème siècle un conflit important opposait les anti-dreyfussards qui pensaient que la grandeur de la France résidait dans la défense de l’honneur de l’armée et de la nation et ceux qui pensaient qu’elle se manifestait dans la vérité et la justice. Les seconds ont mis vingt ans à gagner. Alors qu’il était parfaitement prouvé que la condamnation de Dreyfus venait d’une parodie judiciaire monumentale, il a été condamné et il a fallu attendre vingt ans pour sa réhabilitation. Il n’empêche que ce combat primordial qui a littéralement divisé la France en deux a été décisif pour la formation des mentalités républicaines durant tout le vingtième siècle. Ce combat, de fait, se poursuit. Un magistrat coopérant français à Djibouti, Bernard Borrel, a été retrouvé « suicidé ». Sa veuve, également magistrate, qui a fini par obtenir le soutien de la quasi-totalité de la magistrature française dans son combat pour faire la vérité sur cette affaire, a constaté une énorme manipulation judiciaire. Comme au temps de l’affaire Dreyfus, il s’agit à tout prix de protéger l’honneur de l’armée dont Djibouti est une succursale et impliquée dans une série d’affaires nauséabondes . Ce qui m’a particulièrement frappé en écrivant la Françafrique, qui retrace l’histoire d’un certain nombre de gens qui ont lutté pour l’indépendance réelle de leurs pays, c’est que les veuves ou les enfants de ces personnages affirment avoir finalement lutté au nom des valeurs que cette seconde France leur avait apprises, et s’être heurtés à la première. Ils en sont morts.
Cette réalité peut paraître insupportable à certains d’entre vous : se savoir l’héritier d’un pays qui a commis tant de crimes, qui a prolongé depuis quarante ans la ruine d’un continent, n’est pas aisément acceptable. Parallèlement, nombreux sont ceux qui, même s’ils n’ont pas le pouvoir, se sont opposés à ce type de fonctionnement. Cette Françafrique, n’est certainement pas la représentation de la majorité du peuple français. Il faut par ailleurs se souvenir de ce qu’il y a de bon dans notre histoire. Je vais pour cela évoquer brièvement l’enjeu qui existe autour des biens publics.

En 1815, le gâteau national était réduit : il y avait à peu près 15 % de biens publics, assurant la sécurité extérieure, l’armée, la police, une justice de classes,… En l’an 2000, et au moins depuis trente ou quarante ans, dans le gâteau national français, figurent à peu près 45 % à 50 % de biens publics. On a ainsi ajouté à ce qui préexistait, la santé, l’éducation, la retraite, des prémices de droit au logement, etc. Mais le combat entre biens publics et biens privés est un combat permanent, un long combat à la fois pragmatique et idéologique. Des exigences nouvelles naissent – on a conquis par exemple la Couverture Maladie Universelle (CMU) qui est un bien public est extraordinaire en soi. A ceux qui pensent que les biens publics reculent, on peut montrer que depuis quinze à vingt ans, le combat reste à peu près égal.

Toutes les démonstrations économiques actuelles, y compris les statistiques de l’ONU, montrent que les pays les plus riches, les pays qui se portent le mieux en matière de « développement humain », sont aussi ceux qui ont un taux important de biens collectifs, de biens publics. Il faut au moins 40% de biens publics pour avoir un développement économique et humain harmonieux. Cela prouve avant tout que ceux qui prétendent que les biens collectifs sont un luxe se trompent. Il n’existe pas de pays prospère et en bonne santé, y compris économiquement, qui n’ait pas un haut pourcentage de biens publics. Les pays qui sont en tête aujourd’hui en matière de bien-être sont des pays qui ont au moins 45 % de biens publics. Y compris sur le plan économique, une population bien éduquée et en bonne santé fonctionne mieux que dans la situation inverse. Aucune société ne peut tenir debout, survivre sans ces biens de civilisation, sans les protéger de la sphère de la marchandise. Tout n’est pas marchandable et le combat pour le maintien d’un certain nombre de valeurs, de biens qui échappent à la marchandise – que ce soit des biens culturels, des biens d’éducation, etc. – est un combat absolument essentiel.

Ce sont des jeux à somme positive. Il existe deux types de jeux mathématiques jeux. Il y a le jeux classique, pour les enfants que nous restons, qui est la bataille : ce que je gagne correspond à ce que l’autre perd. C’est un jeu à somme nulle. Et puis, il y a les jeux à somme positive qui sont plus difficile à comprendre. Ce sont ces jeux d’où l’on retire à la sortie plus que ce qu’on a mis en entrant. Ce sont des jeux de civilisation. L’acquisition des biens publics est un jeu à somme positive : l’attribution des congés payés aux salariés en 36 a abouti à un développement considérable de l’économie. De même que la mise en place de la Sécurité Sociale, ou du moins l’accès aux soins de santé.

Aujourd’hui, le véritable enjeu politique du XXIème siècle est le passage des biens publics nationaux aux biens publics à l’échelle mondiale. Pour des raisons à la fois objectives, et des raisons qui tiennent à l’ensemble de ce qui peut faire vivre l’humanité dans son ensemble, il est inéluctable de passer de 0,3% à 10, 15 ou 20 % de biens publics à l’échelle mondiale. Pourquoi ? Parce que les différentes sociétés sont confrontées à des menaces communes comme l’effet de serre, le Sida, ou liées à des phénomènes de protection alimentaire – les farines animales n’ont pas de frontières – la pollution des mers, ou la justice internationale. Pour que les génocides ne se reproduisent plus, il est indispensable, pour s’en prémunir, de mettre en place une justice pénale internationale, à travers la Cour Pénale Internationale. Je crois sincèrement que les deux jeunes guinéens qui se sont envolés l’été 1999 dans cet avion avec une lettre adressée aux dirigeants d’Europe en disant : « nous sommes des enfants comme les autres, nous avons droit aussi à l’Éducation », et qui sont morts de froid dans cette triste aventure, ont tenu un langage prophétique. Ils n’ont fait qu’expliciter l’article premier de la Déclaration universelle des droits de l’Homme : « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits » et nous ont indiqué la voie. La réalisation de cette requête est absolument inéluctable, à moins de déchirer la Déclaration universelle des droits de l’Homme.

Comment progressent les Biens Publics ? Certainement pas par l’opération du Saint-Esprit. Ces biens sont le fruit de deux siècles de mouvement social fluctuant et incertain. Si vous aviez évoqué auprès de ceux qui en 1850 protestaient pour l’indemnisation des accidentés du travail la Couverture Maladie Universelle, vous auriez été pris pour un fou. Pourtant, le combat a dépassé leurs espérances. Le mouvement social est un combat où, à travers des mécanismes complexes, la demande de la société civile se transforme finalement en décision politique. Aujourd’hui, le défi consiste à susciter le même engouement, au niveau de la solidarité internationale et remplacer l’aide publique au développement, dont on s’aperçoit aujourd’hui qu’elle était davantage un alibi néocolonial, par la revendication par tous d’un certain nombre de droits fondamentaux. Ce sont ceux qui réclameront ces droits qui nous aideront et non plus l’inverse. Cette inversion de perspective est extrêmement intéressante : passer en quelque sorte de l’aide aux droits. Grâce aux mécanismes des jeux à somme positive, en réclamant leurs droits, ils vont élargir le gâteau pour tout le monde, notamment pour l’accès aux médicaments, face au scandale absolu de la manière dont les trusts pharmaceutiques empêchent l’accès, en particulier, aux médicaments génériques qui permettraient de soigner les dizaines de millions de malades du sida en Afrique. Des combats communs positifs et extraordinaires sont à mener. Il est vrai que le mouvement social a été dépaysé depuis quinze ans, s’entendant dire qu’il combattait finalement pour des vieilles lunes. Mais un combat n’est bien mené que s’il est placé sur le bon axe.

Les vrais enjeux actuels sont la défense – contre la pensée unique, une mondialisation de la marchandise – des valeurs et des biens de civilisation, et les étendre à l’échelle mondiale, pour un monde vivable. L’aspect négatif est commun au Nord et au Sud. Les mécanismes de la Françafrique – le pillage du pétrole, les diamants, les richesses de l’Afrique, le financement des gardes présidentielles claniques et ethniques, des sociétés de mercenaires -passent par les paradis fiscaux. Le détournement des aides publiques au développement transite également par les paradis fiscaux, de même que les ventes d’armes. Ainsi aujourd’hui, les systèmes frauduleux qui tentent d’achever la ruine de l’Afrique sont intégralement basés dans les paradis fiscaux et rejoignent l’argent du crime de la mafia. Aujourd’hui, chaque année, il y a mille milliards de dollars d’argent du crime qui transitent par les paradis fiscaux et qui colonisent peu à peu y compris nos propres banques : Paribas, le Crédit Agricole qui vient de racheter la Canadian Impérial Bank, une banque plus que douteuse etc. Dans les guerres civiles au Congo-Brazzaville comme en Angola, fondées sur la vente à terme de l’argent du pétrole, les banques françaises œuvrent avec des officines proches de la mafia russe. Ce mécanisme est extrêmement dangereux.

Ce qui a été conquis depuis deux cents ans, à travers les biens publics, n’a pas été financé par la quête à la sortie des Églises, mais notre système de fiscalité. Au risque de choquer, le fisc est en quelque sorte une œuvre de civilisation. Pour le bien-être collectif, chacun doit apporter une contribution. Or les paradis fiscaux sont la destruction du fisc et bientôt, avec les moyens télématiques actuels, seuls les imbéciles et les pauvres continueront de payer leurs impôts. Par conséquent, la multiplication des paradis fiscaux risque de faire disparaître tout ce qu’on a conquis depuis deux siècle, à savoir l’accès à l’éducation, la santé. La lutte contre les mécanismes qui mêlent l’argent du crime à l’argent du pillage ou de l’évasion fiscale, nous concerne tous. Pour être en mesure de défendre ce que nous avons de plus cher, nous devons absolument nous associer dans un combat qui rejoint aussi la défense des intérêts de nombreux pays du Sud. Avant de vous laisser la parole, je rappelle que l’ association Survie, créée en 1984 en France, s’est battue, à l’appel de 126 prix Nobel contre les mécanismes de l’extrême misère dans le monde, pour une réforme de l’aide publique au développement. Réalisant que les mécanismes de corruption et de criminalité politique n’étaient même pas marginaux, mais centraux dans le dispositif de coopération, l’association a décidé de mener un travail d’information, un sensibilisation et d’interpellation, notamment ponctuelles pour mettre foin à cette criminalité.

Ce que vous venez d’exposer s’applique-t-il à tous les pays du Sud ?

François-Xavier Verschave : Ce type de présentation ne peut être exhaustif et demanderait infiniment plus de nuances car la situation n’est pas uniforme. La Birmanie, pays asiatique, fait partie de la Françafrique : on y retrouve les mêmes mécanismes. Les sociétés d’hélicoptères qui œuvrent pour Total en assistance à la junte militaire birmane sont aussi celles qui travaillent au bénéfice de Denis Sassou Nguesso au Congo-Brazzaville. Au Mexique, on retrouve certains phénomènes de coopération militaire française semblables à ceux rencontrés en Afrique. Cependant, la situation de l’Amérique latine diffère sensiblement de celle de l’Afrique. Les « Tigres asiatiques », qui se sont développés grâce aux capitaux de la diaspora chinoise, ont un statut encore différent. La Malaisie par exemple, considérée comme un pays en voie de développement, est devenue l’un des principaux investisseurs de la filière bois au Cameroun, participant, aux côtés des réseaux françafricains, au pillage éhonté de cette richesse du Cameroun .

Il faut arriver à percevoir aujourd’hui trois géographies parallèles :
– la géographie des pays dominés,
– la géographie des nouvelles mafias et des alliances entre mafias
– et la géographie des conglomérats dominants qui sont à la fois économiques et politiques, regroupant des multinationales et certains réseaux des pays du Nord.
En raison de l’impunité garantie par les paradis fiscaux, de la multiplication des capitaux mafieux et des tentations induites, le monde dominant, le « monde de Davos » tend à se rapprocher dangereusement du monde des mafias italienne, russe, israélienne, etc. Le remarquable ouvrage du juge italien Ferdinando Imposimato, dernier survivant de ceux qui ont combattu la mafia italienne, démontre parfaitement la manière dont le gouvernement italien a fini par capituler devant la mafia italienne, qui est en train de passer des alliances avec d’autres.
J’ai beaucoup apprécié vos deux derniers livres qui fournissent des informations extrêmement intéressantes sur les relations franco-africaines que l’on connaît finalement peu. J’ai cependant été déçue en lisant, à la page 455, à propos de la Nouvelle Calédonie, que Michel Rocard aurait « réussi une difficile étape de la décolonisation. » Je travaille sur la question des Territoires et du Département d’Outre-Mer depuis trente ans et j’espérais lire autre chose à ce sujet dans vos ouvrages. Ce sont des colonies, qui nous permettent d’être la troisième puissance maritime. La plus grande nappe de gaz au monde vient d’être découverte en Nouvelle Calédonie. En dessous, il y a évidemment du pétrole. La France a multiplié les actions barbouzardes dans les DOM-TOM, et personne n’en a jamais entendu parler. Ce sont les mêmes réseaux corses et autres qui y officient. On y retrouve Michel Rocard ou Guy Labertit, le responsable de l’Afrique au PS, qui s’est illustré en Côte d’Ivoire et qui avait été chargé de la Nouvelle Calédonie. Donc, – et ce n’est pas un reproche – vous faites un travail extraordinaire sur l’Afrique, mais quand on ne sait pas, on ne donne pas une bonne note.

FXV : Compte tenu des risques énormes que comportait ce « processus de décolonisation » et des informations alors disponibles, le processus de Nouméa permettait d’envisager à l’époque des perspectives d’évolution par rapport à des positions de blocages absolus, comme c’était le cas aux Comores. A condition que les acteurs locaux s’approprient le processus, et un certain nombre d’acteurs canaques pourraient s’affirmer davantage. Le problème réside dans l’action de ces réseaux, qui maintiennent la Nouvelle Calédonie dans un état de colonie totale, notamment en éliminant les opposants. Compte-tenu de ce rapport de force, les accords de Nouméa apparaissaient comme susceptibles de faire évoluer la situation. Rendre possible le changement suppose d’avoir une conscience précise, de la similitude entre les réseaux qui sont à l’œuvre en Nouvelle Calédonie, et les méthodes de ces réseaux, en Afrique.

Quelles sont vos propositions pour que les Africains deviennent maîtres de leur destin et de leurs richesses ? En ne s’en prenant qu’aux grandes puissances occidentales, le discours que vous tenez ne dissimule-t-il pas une pensée Léniniste ? Je rappelle que l’URSS a participé, elle aussi, à la corruption et à la ruine de l’Afrique.

FXV : Survie est un mouvement citoyen. La théorie de Braudel permet de comprendre notre philosophie du pouvoir. Fernand Braudel, probablement le plus grand historien du vingtième siècle, a ainsi montré que, depuis les origines de l’humanité, se sont édifiés progressivement trois étages de l’économie, auxquels correspondent trois étages de la société :
l’économie de survie, de subsistance familiale, (le rez-de-chaussée)
l’économie d’échange local, (premier étage)
l’économie monde. (étage supérieur)
Les trois étages de l’économie se sont constitués à travers un processus d’éloignement. Au rez-de-chaussée, l’étage de fondement, se développe une économie non-monétaire ; au premier étage, sont pratiquées les règles de l’échange local. C’est l’étage de la régulation ; L’étage supérieur, étant celui de l’accumulation (des ressources et de la puissance), de la distance, de l’opacité… A cet étage, les acteurs font le contraire de ce qu’ils disent. Ils incitent à la pratique des règles du marché, mais grâce à leur puissance et leur éloignement, ils cherchent constamment à constituer des monopoles. Bill Gates, grand chantre de l’économie de marché se trouve bien entendu en situation de monopole. Braudel montre ainsi qu’il existe un étage intermédiaire qui pratique les règles du jeu ; un étage qui ne les pratique pas encore ; et un étage qui ne les pratique plus, tout en tenant un double langage c’est-à-dire en rendant hommage à la vertu.

Le même schéma se retrouve au niveau politique. Le clan et la famille au rez-de-chaussée ; l’échange, le débat public, la démocratie locale au premier étage ; et la macro politique, qui pratique le double langage. Les États-Unis et la France, par exemple, défendent la démocratie à l’échelle mondiale, tout en faisant obstruction à l’installation de celle-ci à l’ONU notamment. Dans un système, le double langage permanent et l’éloignement permettent à des acteurs de s’abstraire des règles du jeu de l’étage intermédiaire, appelé aussi étage de la société civile. Ce raisonnement est également valable dans d’autres domaines tels que le sport, la science ou la religion. On apprend le football dans la rue ; des millions de licenciés essayent d’appliquer les règles de jeu et respectent l’arbitrage ; puis au niveau du Milan AC ou de l’OM, les arbitres sont achetés, parce qu’il devient important de ne pas laisser fonctionner les règles du jeu.

Le schéma de Braudel s’applique par conséquent à tous les niveaux de la société. L’étage supérieur pratique un double langage constitutif, et deux types de sociétés se dégagent. Les sociétés en « ballon de rugby » et celles en forme de sablier. Les sociétés en « ballon de rugby » disposent d’un étage intermédiaire dilaté. Dans ces sociétés constituées grâce aux mouvements sociaux, les jeux sont à somme positive. Les femmes, jusqu’alors enfermées au rez-de-chaussée, ont accès aux étages de l’échange. Le rez-de-chaussée ne fonctionne dès lors plus comme un ghetto. On y vit encore parce que l’étage des fonctionnements non-monétaires ou de proximité est vital pour tout individu, mais des passerelles existent. D’autre part, l’étage supérieur est suffisamment restreint pour que les règles de l’étage intermédiaire soient défendues avec suffisamment de poids par les contre-pouvoirs.
Lorsque, pour des raisons historiques, la confiance disparaît, des sociétés en forme de sablier apparaissent. Plus personne ne croit aux règles du jeu, seuls les tricheurs gagnent. C’est par exemple le cas du dopage dans le cyclisme. Il n’y a plus que des jeux à somme nulle avec les très riches qui l’emportent sur les très pauvres. Ces sociétés sont extrêmement violentes et peuvent aller jusqu’au génocide dans la mesure où la violence est la seule arme de défense. Ce cas de figure, où les règles du jeu deviennent totalement truquées, nous menace.
Les fonctionnements de la société peuvent être comparés au système de méridiens. Il existe différents ordres dans la société, que se soit dans la politique, l’économie, la science, le sport, la religion, le journalisme, etc. L’étage intermédiaire correspond à celui où l’on s’efforce de promouvoir des règles de déontologie et de séparation des genres. À l’étage inférieur, cette séparation n’existe pas : la famille mélange la religion, la politique, l’économie… Braudel montre qu’à l’étage supérieur – et c’est d’ailleurs sa définition du capitalisme – l’éloignement permet à une certaine catégorie de tirer sa puissance essentiellement du mélange des genres. Silvio Berlusconi qui est à la fois chef d’entreprise, dirigeant du Milan AC, chef d’un parti politique, ou Jean-Marie Messier, ont un poids politique considérable. La conquête des biens publics et des droits sociaux n’a pas été le fruit de la volonté du pouvoir, mais de l’action des contre-pouvoirs. Qu’est-ce que la démocratie ? C’est la capilarisation des contre-pouvoirs, c’est-à-dire leur constitution, leur organisation, face aux pouvoirs totalitaires. La démocratie, c’est l’intelligence et la science des contre-pouvoirs. Dans l’histoire, se sont constitué des contre-pouvoirs aux contre-pouvoirs. Les Bourgeois de Villefranche qui étaient opposés au Roi n’étaient pas des démocrates parfaits.

C’est la raison pour laquelle la politique africaine est extrêmement intéressante. Les Africains ont été colonisés, écrasés et coupés de la société-monde. Alors qu’ils avaient construit des États, leur étage intermédiaire a été aliéné. Ils ont du se replier sur l’étage de la famille, qui leur a permis de survivre. Désormais, à partir de leur humus, leurs gènes, leurs traditions, ils vont redéployer tous les mécanismes de contre-pouvoirs, de légitimité, et de reconquête des biens communs. Ils vont devoir réinventer une démocratie et une forme d’économie. Dans ces mécanismes-là, le véritable lieu du politique n’est pas l’étage supérieur où ne sont présents que ceux qui ne peuvent résister aux tentations de mélanges de genres. Or, une société ne tient que si l’étage intermédiaire défend les règles du jeu.

Aujourd’hui, l’enjeu majeur pour les héritiers d’un certain nombre de combats – que ce soit en Afrique, en Europe ou ailleurs -, consiste à affirmer notre capacité à changer le cours des choses. Par exemple mettre fin à une aberration : plus un pays est riche, plus il était aidé par la France. La Principauté de Monaco, avec 1 milliard de francs par an, est aujourd’hui le pays le plus aidé par la France. Or couper cesser d’aider Monaco est aussi simple que d’interdire les farines animales. Il est nécessaire pour cela que les citoyens affirment la nocivité de l’argent des paradis fiscaux qui est en train de corrompre l’ensemble de la planète. C’est le travail de prise de conscience qui est nécessaire, et non une prise de pouvoir. Il relève de la dignité des êtres humains que de travailler dans ce sens, de faire en sorte que les jeux à somme positive permettent la construction sans passer par des mécanismes de destruction.
Pensez-vous qu’il existe un espoir que les Africains puissent repartir du premier étage pour tout reconstruire.

Quelles sont les bases de votre raisonnement compte-tenu de la situation qui ne permet aucune revendication, ni contestation ? Vous avez évoqué le sort de Um Nyobé, Lumumba et autres résistants. Vous n’ignorez pas que chaque mouvement de contestation est réprimé par l’armée.

FXV : Face à la nébuleuse françafricaine, de véritables résistances se mettent en place. Nous pouvons distinguer deux types de résistance : les résistances collectives et les résistances individuelles. Ce qui s’est produit au Burkina, suite à la mort de Norbert Zongo est un exemple extraordinaire de résistance collective, de conquête de l’État de droit. Pendant des mois, la population a exprimé son refus de l’arbitraire et développé un langage démocratique de base. La démocratie n’a été ni décrétée, ni conquise sur la base d’un idéal. Elle s’est construite autour du refus d’une situation jugée insupportable. Dans ses études des mouvements sociaux, le philosophe Castoriadis compare la société civile à l’eau qui dort. Durant des dizaines d’années, rien ne bouge en apparence. Pourtant, en dessous de la surface, des formes de langage refusant les traitements indignes se tissent. D’abord limité, ce langage se mue en raz-de-marée. Et face à cet ouragan, l’armée la plus forte ne peut rien. Mais cela demande du temps. Il faut, souvent, qu’un peuple ait subi l’humiliation jusqu’à la lie pour se réveiller.
Il est cependant intéressant de s’interroger sur les obstacles qui ralentissent ces mouvements. Nous travaillons actuellement sur cette question : quels sont les mécanismes qui nous permettraient d’accélérer le processus, d’éviter les erreurs fatales à un mouvement. Il faut avoir conscience, pour ne pas désespérer, du manque de professionnalisme politique de ceux qui occupent l’étage intermédiaire. Ils ont par conséquent constamment l’impression d’être récupérés par le pouvoir. Or, en récupérant le mouvement, le pouvoir recule. Les initiateurs du mouvement ne le voient pas, de la même manière que l’on ne
voit pas un glacier qui descend. Pourtant, le pouvoir est souvent allé beaucoup plus loin que ne l’espéraient ceux qui avaient formulé les premières revendications. Les premiers à s’être battus pour les mutuelles de santé ne sont plus là pour voir l’application de la Couverture maladie universelle (CMU), qui va bien au-delà de ce qu’ils réclamaient au début du siècle. Il y a toujours un décalage, du fait de ces mécanismes de non-professionnalisation du politique à cet étage, entre l’interpellation et la réalisation.
Parallèlement, existent les résistances individuelles comme celle de Nelson Mandela, du journaliste Pius Njawe au Cameroun ou du député tchadien Ngarlegy Yorongar, etc. Parfois, une seule personne est capable de catalyser un mouvement populaire considérable. Nous fonctionnons tous avec des modèles et nous avons souvent besoin de rencontrer des figures qui nous montrent que les voies à suivre ne sont pas celles auxquelles on nous condamne.

A la lecture de vos travaux, il apparaît clairement qu’une partie de la solution à nos problèmes se trouve en France. Or, il existe peu de mouvements faisant pression sur le gouvernement français. Comment l’expliquer-vous sachant qu’il ne s’agit pas seulement d’affaires de fausses factures mais que cela peut atteindre la complicité de génocide ?

FXV : Au niveau populaire comme chez les plus grands intellectuels français, se développent des mécanismes de protection, d’évitement. Les Français n’ont pas plus envie de connaître les crimes que leur pays a commis en Afrique que les Autrichiens de reconnaître qu’il y avait proportionnellement plus de nazis en Autriche qu’en Allemagne. Ce réflexe est compréhensible. Personne n’a envie de fréquenter la douleur en permanence. Or, ce scandale de la République est relativement douloureux. De fortes résistances se manifestent y compris dans les médias qui par ailleurs, sont contrôlés, pour une grande part, par des grands groupes. Il est vrai aussi que l’Afrique est un terrain militaire pour la France, et la désinformation y règne en permanence. Par conséquent, les raisons des difficultés à mobiliser les Français autour de cette question sont nombreuses. Elles ne sont cependant pas insurmontables, tout simplement parce que la communauté d’intérêts de différents acteurs donne lieu à des alliances.
Nous sommes par exemple co-fondateurs d’Attac parce que cette association va dans le même sens que Survie. En effet, ce qui importe à Attac n’est pas seulement la taxe de 1 ‰ qui permettrait de financer la lutte contre la misère, mais la fin de l’anonymat des transactions financières, et ainsi la fin des paradis fiscaux. Les juges sont impuissants face à la criminalité financière. Le magistrat Renaud Van Ruymbecke explique ainsi que quiconque peut, en passant par 4 sociétés-écran, faire transiter 50 millions de dollars par différents comptes domiciliés dans des paradis fiscaux, en une journée alors qu’il faut deux ans et demi par virement au juge pour remonter le parcours, soit dix ans pour déceler ce qu’un mafieux fait en une journée ! Nous vivons donc dans un système où règne l’impunité absolue. Les différentes arrestations observées notamment en France donnent l’illusion d’une justice fonctionnelle. Or, les enquêtes sur la criminalité financière sont toujours issues de dénonciation de la part d’un protagoniste lésé par une affaire, qui livre le numéro de compte de celui qui lui fait de l’ombre. Il est donc nécessaire de sortir de ce système de permissivité, d’anonymat des transactions financières internationales. A ce titre, Attac est un lieu de combat central. Et les puissances de la mondialisation que l’on croyait inattaquables refluent inévitablement face à une mobilisation de la société civile, même peu cohérente. Cette avancée constitue déjà une raison de continuer et de s’emparer des occasions qui se présentent. N’oublions pas que ceux que nous combattons commettent souvent des erreurs. Ainsi, trois chefs d’Etats – Denis Sassou Nguesso, Idriss Deby et Omar Bongo – qui, sur les conseils de Me Vergès, m’intentent un procès, ont commis une erreur monumentale dans la mesure où durant les trois jours de procès, des personnes victimes de leurs régimes ont défilé à la barre. Il nous ont donné une occasion inespérée d’engager en France le procès de la Françafrique, et de mettre au grand jour les relations franco-africaines. Alors que Noir Silence a été boycotté par les médias, de nombreux journalistes ont été contraints d’en parler, tant la procédure est inique. Et les chefs d’État ont été déboutés de leur plainte.

Êtes-vous sûr de la nature des relations entre la France et la Libye ou n’est-ce qu’un a priori ?

FXV : La Libye est effectivement un allié de la Françafrique. Les combats qui ont opposé la France à la Libye au Tchad, nous persuadaient plutôt du contraire. Or, pour chaque opération nouvelle de la Françafrique, la Libye n’est pas loin. L’exemple le plus extraordinaire a été rapporté par un proche de Thomas Sankara, qui a certifié que l’assassinat du leader burkinabé avait été commandité par Jacques Foccart et le numéro deux Libyen, afin de le remplacer par Blaise Compaoré, beaucoup plus docile. Peu de temps après, des troupes entraînées en Libye par Charles Taylor, appuyés par ce même Compaoré, Houphouët Boigny, également co-organisateur de l’assassinat de Sankara, ont envahi le Libéria et la Sierra Léone et les ont engagés dans une guerre épouvantable.
De nombreux diplomates français comptent également sur l’argent libyen pour épauler un certaines manœuvres françafricaines. Le président Kadhafi ne s’est d’ailleurs pas caché d’avoir financé la campagne électorale de Jacques Chirac. Le numéro trois actuel de l’Élysée, Jérôme Monod, ancien Directeur de la Lyonnaise des Eaux et de Vivendi, a conclu des contrats phénoménaux avec la Libye. Une partie de l’alliance est idéologique. L’anti-américanisme de la Françafrique rejoint celui de la Libye. L’autre partie de cette alliance relève purement du profit : une partie de la nomenklatura libyenne, comme dans la plupart des pays pétroliers, s’est considérablement enrichie et a noué des relations d’affaires avec les milieux de la Françafrique, au même titre que les généraux algériens ou l’entourage de Ben Ali, etc.
Cependant, l’alliance avec ces réseaux n’interdit pas la défense de causes indispensables, comme le panafricanisme. Aussi, le projet de créer une monnaie commune en 2004 dans les pays de l’Afrique de l’Ouest, même s’il est porté par des dirigeants peu fréquentables, représente une réelle révolution pour l’Afrique.

Vos informations sont complètement inédites. Quelles sont vos sources spécifiques ?

FXV : Je croise quatre types de sources :
La presse française. Sur les cent journalistes en vhargent des questions africaines, une quinzaine est réellement intègre et parvient à résister aux pressions multiples de la désinformation.
La presse étrangère qui, évidemment, n’a pas les même travers.
Nos correspondants-amis dans le monde des ONG, des experts, des journalistes dans le monde entier, qui nous permettent de croiser certaines de nos informations.
Les témoignages d’Africains.
Bien entendu, aucune de ces sources, à elle seule, ne suffit. De nombreux africains nous confient qu’en lisant ce livre, ils ont eu l’impression de lire l’univers dans lequel ils vivent et qu’ils n’ont jamais eu les moyens d’exprimer. Ce n’est que justice qu’ils s’y retrouvent dans la mesure où ils y apportent l’essentiel du matériau.

Pour revenir à votre schéma braudelien, l’évolution en Afrique est compromise dans la mesure où la population africaine est confrontée à un double étage supérieur : l’étage du pays lui-même, soutenu par l’étage supérieur d’un ou plusieurs États extérieurs.

FXV : C’est exactement la définition de la Françafrique : la fusion des deux.
FXV : Je souhaiterais rappeler la dimension collective de notre action. Survie est une association de citoyens. Je signe des livres en mon nom, pour des raisons commerciales, mais l’intégralité des droits d’auteurs est reversée à l’association. Nous menons par ailleurs des campagnes en collaboration avec d’autres organisations et obtenons des résultats. Prenons trois exemples :
La Cour Pénale Internationale
L’État-major français y était farouchement opposé et obtenu que la France ajoute un article lui donnant un droit de tirage pendant sept ans sur les crimes de guerre en Afrique. Les campagnes que nous avons menées avec d’autres associations sont parvenues à convaincre l’ensemble des groupes parlementaires y compris le RPR de l’ignominie de ce projet.
Les mercenaires.
Après les échecs subis au Rwanda ou ailleurs, la France, n’ose plus intervenir militairement ouvertement. Le risque majeur est de la voir intervenir par le biais des vrais ou faux mercenaires et des contingents africains. Les campagnes que nous menons aujourd’hui pour la ratification par la France de la Convention internationale interdisant l’utilisation de mercenaires, gênent énormément. Le ministère de la Défense, conscient que sa position est indéfendable, est en train de reculer sur cette question.
Bolloré.
Ce groupe a mis en place une importante stratégie de monopoles en Afrique. La section Afrique est dirigée par Michel Roussin, qui pilotait l’ensemble du système de corruption des marchés publics en Ile-de-France. Un éventuel boycott de Bolloré en Afrique, signifierait la disparition du groupe. Les Africains peuvent-ils tolérer une telle situation ? Il suffirait d’un minimum de volonté, de prise de conscience pour mettre fin à ce schéma intolérable. L’Union européenne ne peut pas d’un côté, défendre l’économie de marché et, par ailleurs instaurer des situations de monopoles en Afrique. Il suffit de les piéger par leurs propres discours.

L’Organisation pour l’Unité Africaine (OUA) est actuellement dirigée par le président togolais, Gnassingbe Eyadema. Ne profite-t-il pas de cette position diplomatique pour nouer des alliances ?

FXV : Ayant subi une claque électorale de la part du fils de Sylvano Olympius qui s’était présenté contre lui, et s’étant autoproclamé président à travers une nouvelle fraude électorale, Eyadema est très fragilisé. Jacques Chirac lui-même a dû adopter une situation de repli. La Françafrique, en mobilisant ses alliés, a permis l’organisation de la réunion de l’OUA à Lomé de telle manière qu’Eyadema a pu être nommé Président de l’OUA et acquière ainsi une nouvelle virginité.
Une ONG anglaise, Global Witness, qui accomplit un travail extraordinaire, est partie du constat que les guerres civiles meurtrières sont alimentées par le trafic de matières premières. Cette organisation a donc essayé de réfléchir aux moyens d’enrayer ces trafics et mettre fin aux guerres. Elle a remporté un premier succès à propos des Khmers rouges, en dénonçant leurs trafics de bois et de pierres précieuses. Ils ont ensuite transposé leur action en Angola d’abord sur les diamants, puis sur le pétrole. Ils sont d’ailleurs à l’origine de l’introduction du marquage, des mécanismes de boycott de diamant, qui peu à peu peuvent tarir une des principales sources de guerres en Afrique.
L’ensemble de leurs révélations a déclenché une série d’enquêtes qui ont montré le rôle central d’Eyadema dans un certain nombre de trafics en Afrique. Ainsi la nocivité intérieure se marie volontiers avec une nocivité extérieure.

Comment expliquez-vous le manque de réelle mobilisation en France autour de cette question ?

FXV : Le mouvement militant a été traversé par une réelle période de déprime mais les choses semblent s’améliorer. Le moteur de l’action militante est la présence à l’étage intermédiaire de personnes porteuses de valeurs méta-politiques, de valeurs profondes. Pour connaître les valeurs méta-politiques d’une population, il suffit d’observer ce qui conduit cette population à descendre dans la rue. En France, les deux sujets qui ont mobilisé la population ces cinq dernières années, sont le Sécurité Sociale, lorsqu’il était question de la remettre en cause, et l’immigration, durant l’affaire de la condamnation d’une française qui avait refusé de dénoncer l’ami zaïrois qu’elle hébergeait. Dans les deux cas, il s’agissait de réactions à la remise en question de principes fondamentaux. Je suis incapable de dire quelles sont les valeurs qui, agressées, peuvent provoquer des manifestations de rue importantes. Cependant, la constance dans le combat est permise par de nombreuses associations qui portent des thèmes de lutte sur la durée. Le manque de moyens est un problème majeur. L’une des raisons pour lesquelles notre association n’a pas davantage percé, pendant les dix premières années où nous avons fonctionné uniquement de manière bénévole, est l’absence de financement. Depuis deux ans, le dispositif emplois-jeunes nous a permis de disposer de salariés et a impulsé notre mouvement de manière extraordinaire avec des moyens d’action plus importants.

Je souhaiterais apporter un témoignage, en tant que Camerounais. En 94, alors que les fonctionnaires camerounais avaient subi une baisse de leurs salaires de près de 65 %, et que personne n’était descendu dans la rue, Michel Roussin, alors ministre de la Coopération, était en visite au Cameroun. Nous avions sollicité son avis sur cette situation. Il a ri en soulignant qu’en France, les gens descendent dans la rue pour une simple hausse du prix du carburant. Quant au maire de Cannes, il s’est vanté en France d’avoir réprimé la rébellion camerounaise. Donc, ce qui est impensable en France est toléré lorsque c’est pratiqué en Afrique. Pendant que certains se battaient pour la République en France, d’autres bâtissaient l’Empire. Des massacres sont perpétrés et les responsables ne sont ni jugés, ni inquiétés.

FXV : Votre témoignage nous amène à aborder la question de l’implication du pouvoir politique français, et quelques précisions sont nécessaires : avec ce système en forme d’iceberg, les acteurs des réseaux Foccart, qui étaient à l’origine des membres des services utilisant des moyens illégaux pour mettre en oeuvre cette politique, sont peu à peu devenus des voyous. De ce point de vue, le meilleur exemple est Alfred Sirven, qui a réussi à accumuler trois milliards de francs et qui est devenu, non plus celui qui obéit, mais celui à qui l’on obéit. Des personnes dont personne n’oserait afficher la fréquentation sont peu à peu devenues les principaux voire uniques représentants de la France en Afrique. Le bilan : quarante ans de politique occulte qui aboutit à des pratiques mafieuses menées par des voyous de bas étage ! Et ces acteurs se sont progressivement alliés avec des personnes de catégories semblables, américaines ou autres. Ce qui se passe aujourd’hui dans les Grands Lacs, en Afrique ou ailleurs, ne se décide par conséquent pas toujours depuis l’Élysée, Matignon ou le Pentagone ; c’est aussi, en partie, le fait d’un certain nombre de réseaux qui parfois échappent à tout contrôle. Le colonel Mantion, établi à Bangui en Centrafrique, faisait des affaires dans toute une partie de l’Afrique, un peu comme Laurence d’Arabie autrefois, et s’était taillé une sorte de fief, de zone franche. Cependant les liens entre ces réseaux et le pouvoir politique persistent, et notre travail consiste justement à comprendre ces branchements. Nous admettons toutefois que tout ne répond pas aux commandes du politique. Certaines décisions proviennent de mécanismes où les irresponsabilités sont la règle. Or, laisser se développer un mécanisme fou, que personne ne contrôle est une irresponsabilité majeure, et vouloir absolument défendre la représentation d’un complot central parfaitement coordonné, revient à faire le jeu de l’adversaire – le raisonnement étant en partie inexact. Cela n’enlève absolument rien à la nocivité de l’adversaire : un ensemble qui n’est pas totalement coordonné est encore plus dangereux qu’un ensemble qui l’est totalement. Trop d’exemples existent de décisions qui sont en réalité des sommes de non-décisions. Tout ne procède pas d’une décision consciente, mûrie. Le constat majeur que l’on peut dresser aujourd’hui est que ceux qui pourraient arrêter ce mécanisme ne le font pas. Ils sont donc plus que complices.

J’aimerais connaître votre position par rapport au débat sur le franc CFA :êtes-vous pour ou contre l’arrimage du franc CFA à l’Euro ?

FXV : Je pense que, symboliquement, l’existence d’une monnaie autonome est un élément majeur de l’indépendance. Le président togolais Sylvanus Olympio a été assassiné en 1963, probablement entre autre parce qu’il voulait créer une monnaie autonome. D’autre part, la locomotive de l’évolution en Afrique est l’Afrique de l’Ouest – l’Afrique centrale étant trop riche et ne sera gagnée par le phénomène que dans un deuxième temps. Or, l’Afrique de l’Ouest, regroupe l’Afrique « francophone », le Nigeria et le Ghana. Durant des années, la stratégie de la Françafrique a consisté à jouer sur les oppositions entre « anglophones » et « francophones » de manière à empêcher toute évolution politique régionale. La constitution d’une cohérence politique et monétaire régionale est un élément majeur, en termes d’évolution politique, à moyen terme. Une union économique régionale ayant sa propre dynamique économique et monétaire est, à mon avis, infiniment préférable à un arrimage à l’Euro.

Quelle est la responsabilité française dans le génocide au Rwanda ? Si cette responsabilité est réelle, pourquoi rien n’a été fait pour qu’elles soient jugées ?

FXV : La mission d’information parlementaire mise en place pour élucider le rôle de la France dans le génocide
a subi d’importantes pressions. Il y a des choses que l’on sait, d’autres que l’on ne sait pas, mais dont on commence à deviner les contours. Si la vérité sur ce qui s’est passé au Rwanda devait être mise au jour, l’armée française serait sérieusement mise à mal.
Tout d’abord, la culpabilité de la France ne fait aucun doute. Le problème n’est pas de savoir ce que la France avait fait avant le génocide, mais pendant et après le génocide. La France a totalement soutenu diplomatiquement le régime lui permettant de continuer les massacres. Les banques françaises, plus de quatre mois après le génocide, finançaient encore les achats d’armes. Le capitaine Barril a commandé pendant le génocide une opération « Insecticide » au Rwanda, etc. Les fournitures d’armes continuaient, depuis Paris, quatre mois après le génocide, et sans parler de tout ce qui s’est passé pour sauver la mise des génocidaires. La complicité française est aveuglante. Aussi, il ne faut pas oublier qu’un certain lobby catholique, qu’une partie de l’Église et certaines ONG ont pris un parti invraisemblable du côté du Hutu-power. L’Église catholique s’était ainsi engagée dans ce qu’on appelle la « révolution sociale » contre les Tutsis, à partir de 1959. Et ils n’ont jamais voulu admettre qu’ils avaient fait fausse route. Comme le dit Gérard Prunier, le front de classes s’est transformé à un moment donné en front de races. L’Église, qui n’a jamais voulu le voir, a soutenu la politique du pire. Aujourd’hui encore, le Vatican sert d’abri à un certain nombre de personnalités ecclésiastiques qui ont eu des responsabilités dans le génocide.

Pour conclure sur le Rwanda, revenons à l’attentat contre l’avion du président Habyarimana. Quatre services secrets au moins en connaissent les auteurs : la CIA, les services français, les services belges et les services du gouvernement rwandais actuel. Or, ce secret-là, qui a déjà abouti à des massacres considérables, est considérablement bien gardé. Gérard Prunier, lors de son témoignage devant la mission d’information parlementaire, a déclaré qu’il en connaissait l’auteur mais qu’il ne souhaitait pas divulguer l’information de peur d’exposer sa vie. Qu’en est-il des intérêts supérieurs de la France ?

FXV : Il faut distinguer les intérêts à court terme de quelques prédateurs mafieux et les intérêts à moyen ou long terme de la France. Douglas Yates, un politologue américain, qui travaille actuellement sur les compagnies pétrolières, a développé une thèse extrêmement intéressante et judicieuse à propos des intérêts notamment français. Il affirme en effet que la rengaine sur les intérêts de la France dans toute l’Histoire est un mensonge. Que sont les intérêts d’un pays ? Ce sont les intérêts de ceux qui, dans ce pays, s’intéressent à la politique étrangère. Or, ces gens-là sont extrêmement minoritaires et le propre des intérêts de la France représente une petite minorité de personnes qui travaillent en relation avec l’étranger.
De plus, dans la relation avec l’étranger, les défenseurs du droit sont tout à fait minoritaires par rapports à ceux qui défendent d’autres types d’intérêts. Il en résulte une représentation des intérêts de la France qui n’a strictement rien à voir avec ce que veut vraiment la France, en raison, entre autres, du déficit énorme de l’investissement de ceux qui représentent d’autres valeurs. C’est un axe de recherche, qui ne permet pas de résoudre l’ensemble des problèmes, mais qui favorise la démystification.

Quel est l’attitude de la télévision par rapport à ce sujet ?

FXV : Les choses sont relativement claires. Les grandes chaînes sont les propriétés de grands groupes : Bouygues, Vivendi, la Lyonnaise des Eaux. L’attitude de la télévision publique est variable. Nous devons en exploiter les failles, et différents moyens existent. Tout n’est pas verrouillé. Mais, la télévision reste très difficile à exploiter. Des opportunités sont nécessaires et Me Vergès nous en a fournit une avec ce procès pour offense à chef d’État. Il a été l’occasion de faire le procès de la Françafrique. Ils ont choisi un procédé, différent de la diffamation, que ne nous laissait pas la possibilité d’apporter la preuve de nos affirmations. Nous avons tout de même profité des trois jours d’audience pour exposer la réalité de la Françafrique. Nous étions au cœur d’un procès politique et nous avons fait ce procès politique. Ceux qui souhaitent « réduire au silence ceux qui dénoncent la Françafrique » se sont rendu compte que ce n’était pas une tâche simple !

Quelle est la différence entre votre position et celle de journalistes comme Antoine Glaser et Stephen Smith ?

FXV : Leur dernier livre « Ces Messieurs Afrique  » développe longuement la thèse selon laquelle l’on est passé des réseaux rattachés au pouvoir d’État aux lobbies économiques qui concourent à la politique de la France. C’est l’objet d’un conflit majeur avec eux parce que c’est un magnifique camouflage. Le pouvoir politique est totalement exonéré des activités de la France en Afrique. Régulièrement, un article de Stephen Smith nous annonce que la Françafrique appartient au passé. Dans son dernier ouvrage sur Bokassa, il affirme que la Françafrique n’existe plus depuis vingt ans, date de l’opération Barracuda, etc. Et l’on dit que le pauvre Verschave passe son temps à parler de la Françafrique qui n’existe plus, qu’il est complètement dépassé par les évènements et qu’il n’a rien compris, etc.

La politique africaine de la France ne serait-elle pas justifiée par la lutte contre l’impérialisme américain ?

FXV : L’idéologie de l’affrontement franco-américain a été importante. Mais plus on creuse, plus cette idéologie apparaît comme superficielle. Par exemple, on disait jusqu’à présent qu’il y avait eu un affrontement très vif à propos de la bombe atomique française. Or, la bombe atomique française a été fabriquée avec le soutien des américains. Aujourd’hui, au Congo-Brazzaville, l’ambassadeur américain explique clairement que les États-Unis poursuivons la politique de la France derrière Denis Sassou Nguesso en échange d’une complète liberté au Congo-Kinshassa. Nombreux sont ceux qui pensent que l’affrontement franco-américain est l’enjeu majeur, et qui se battent pour cela. Mais il n’est pas sûr qu’il ait lieu à tous les niveaux.

Comment peut-on lutter contre les paradis fiscaux ?

FXV : Seule la société civile traduite par l’opinion publique peut en faire un pôle d’urgence. L’urgence peut s’imposer de deux manières : attendre la catastrophe, ce qui est le cas le plus fréquent, et ainsi intervenir trop tard ou lorsque cela coûte trop cher ; ou alors arriver à faire comprendre l’urgence, et travailler autour du symbole ou des opportunités. L’être humain peut, à travers un symbole très fort, parvenir à anticiper la catastrophe et réagir. Cela demande cependant un talent imaginatif, artistique, créatif, inventif extraordinaire, dont nous sommes largement démunis. Des talents dans ce domaine doivent être développés. Une syndicaliste belge soulignait très justement « l’incapacité anthropologique de l’humanité d’anticiper les conséquences de l’absence de l’engagement », qui nous conduit à toujours intervenir lorsque cela coûte trop cher, alors qu’il faudrait pouvoir faire comprendre le coût de l’inaction. Nous sommes en quelque sorte dans une ère préhistorique dans ce domaine, pourtant indispensable.

L’interpellation des élus vous paraît-elle être un moyen efficace de lutte ?

FXV : L’interpellation des élus est infiniment plus efficace qu’on ne l’imagine. Je vous renvoie à notre travail sur les mercenaires avec les députés. Les députés sont déstabilisés par une telle démarche. Ils vont parfois jusqu’à poser une question écrite au ministre concerné par notre campagne, qui, en général, se défend par une réponse en langue de bois. Mais cela donne prise à une action ultérieure. Sur la question des mercenaires, des progrès considérables ont été faits. On ne peut se limiter à ce genre d’action mais elles se révèlent très utiles.

Existe-t-il une philosophie réformiste qui prônerait l’instauration d’un capitalisme équitable et insisterait davantage sur la lutte, la mobilisation ?

FXV : Braudel nous éclaire énormément. Il explique notamment que sous le terme « marché », il y a un mensonge extraordinaire. Le marché se trouve à l’étage intermédiaire des règles du jeu, et ceux qui le prône n’en respectent pas les règles. Le capitalisme qui défend le marché, que Braudel situe à l’étage supérieur, lieu de la concentration de pouvoirs, a pour seul objectif de ne pas appliquer les règles du marché. Nombreux sont ceux qui assimilent le terme de marché à celui de capitalisme dont Braudel explique parfaitement qu’ils violent en permanence les règles. Braudel montre en même temps, que ceux qui ont voulu démystifier, critiquer fondamentalement le fonctionnement du capitalisme, ont pensé pouvoir supprimer les mécanismes d’échange local. Ils ont en réalité supprimé l’étage intermédiaire, absolument indispensable au fonctionnement d’une société. C’est une thèse qui se discute mais dans la pratique le marché est systématiquement associé aux multinationales qui ne pratiquent pas le marché. Pour Braudel, l’échec du Léninisme et du Stalinisme, est dû à la volonté de supprimer l’étage intermédiaire de l’échange local au nom de la suppression du capitalisme, même si la condamnation du capitalisme était tout à fait intéressante. Le débat sur la mobilisation est complexe. Prenons l’exemple de la Côte-d’Ivoire. Un jour, le peuple avance poitrine nue contre les gens armés, pour faire échec à une dictature militaire. Le lendemain, les mêmes, excités par une propagande ethnique, se mettent à lyncher 500 ou 600 personnes originaires du Nord. La foule est capable du meilleur et du pire. Elle peut favoriser des conquêtes tout à fait positives à travers la défense des biens publics auxquels elle croit, mais peut aussi être manipulée. La politique n’est pas une chose simple.
Hier le président Chirac, à propos du sida en Afrique, a parlé de non assistance à personnes en danger. C’est l’exemple parfait de l’hommage du vice à la vertu. Nous pouvons dire qu’une campagne citoyenne a porté lorsque le public se sent obligé de rendre hommage au discours de la « vertu ». Les idées progressent de manière telle qu’il ne peut plus les nier. La deuxième étape consiste à démystifier le double-langage.

Face à l’attitude de Total-Fina-Elf et de nos gouvernements en Afrique, ne pourrait-on pas lancer des campagnes de boycott ?

Le rapport de la mission d’information sur les compagnies pétrolières est peut-être le rapport le plus important publié par le Parlement depuis trente ou quarante ans. Ce rapport évoque longuement le problème du boycott. La France a effectivement une législation très répressive. Ceux qui appellent au boycott sont passibles de peines qui peuvent les ruiner définitivement, à l’inverse d’autres pays. Par conséquent, les parlementaires n’hésitent pas à faire céder cette citadelle, mais il faut être assez nombreux à le faire, et trouver le moyen d’engager, à travers une action exemplaire – en profitant peut-être, à un moment donné d’une situation insupportable, pour abolir cette loi totalement antidémocratique. Le consommateur, doit avoir le droit de refuser un produit fabriqué dans des conditions inadmissibles et sordides. Pour notre part modeste, nous sommes prêts à participer à ce genre d’appels, mais il faut attendre la bonne vague. Agir Ici a failli être tué par un procès du même genre par les artificiers français, quand l’association a dénoncé les mines anti-personnelles. Il faut à la fois, un accord entre ces associations et que ces associations sentent que l’opinion répondra. Et pour cela, il faut un évènement porteur. Peut-être que l’affaire Elf nous le proposera.

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