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Gabon : Six leçons de finance islamique par Anouar Hassoune

Objet d’un séminaire et d’une journée de la Banque Islamique de développement (BID) organisés à Libreville du 5 au 7 juillet courant, la Finance Islamique est un concept relativement inconnu des Gabonais. Dans l’interview ci-après, Anouar Hassoune, directeur général de Real Economy Partners, professeur à l’Université Paris Dauphine et expert en Finance Islamique, explicite les principes et le fonctionnement de ce type de financement ainsi que les bénéfices que peut en tirer le Gabon. Chaque question est le prétexte d’une petite leçon permettant de mieux cerner cette opportunité bancaire.

Quels sont les principes qui différencient la finance islamique des autres systèmes financiers ?

La finance islamique est un compartiment de la finance éthique. C’est une finance sous contrainte, qui doit obéir à un certain nombre d’injonctions, parmi lesquelles trois interdictions et deux obligations. En effet, la finance islamique interdit la pratique du taux d’intérêt et a fortiori de l’usure, et proscrit tout comportement spéculatif, c’est-à-dire la prise de risque excessive et l’usage immodéré du levier financier et de la dette. La dernière interdiction touche les secteurs illicites en Islam, à savoir le fait de financer l’industrie du tabac, celle des jeux d’argent, de l’alcool et même de l’armement offensif. Les deux obligations en revanche sont beaucoup plus spécifiques : d’une part, la nécessité d’adosser toute transaction financière à une actif sous-jacent réel et tangible (par exemple un véhicule ou un bien immobilier), et d’autre part l’effort de partager les rendements financiers entre les différentes parties prenantes à l’opération (les actionnaires, les clients et les déposants). En cela, la finance islamique est au service de l’économie réelle et évite les dérives tant notionnelles qu’inflationnistes de la croissance monétaire découplée de la croissance réelle.

Doit-on comprendre qu’il s’agit de prêts totalement dénués d’intérêts ou alors quelle en est la gamme des taux d’intérêts ?

C’est cela-même. La finance islamique ne pratiquant pas l’intérêt, la notion de «gamme de taux» est impropre. Cela dit, la finance islamique n’est pas une industrie charitable en soi : le profit et l’enrichissement ne sont absolument pas proscrits, bien au contraire. En Islam, s’enrichir et participer à la croissance est presque un devoir, puisque l’islam condamne fermement la thésaurisation (autant que la spéculation). En revanche, les fruits de la croissance doivent être équitablement distribués et les différents facteurs de production (le travail et le capital, donc la prise de risque) doivent recevoir une rémunération juste de leur contribution à la valeur ajoutée. En cela, la finance islamique valorise sa dimension participative, partenariale, coopérative et mutualiste. La finance islamique est construite sur un nombre limité de contrats (tantôt de financement, tantôt de co-investissement), lesquels prévoient la rémunération du capital en fonction de deux dimensions : le service rendu par le financier et la quantité de risque qu’il assume. On est très loin de la notion d’intérêt qui se restreint à la rémunération du seul fait du passage du temps. La finance islamique condamne l’enrichissement sans cause et l’accroissement du capital sans risque ni travail, auquel le terme « Riba » (à la fois intérêt et usure) renvoie. Plutôt que de parler de « gamme de taux », la finance islamique préfère afficher une «gamme de prix» parfaitement transparente aux clients, sous la forme de taux de rendement, de commissions de services ou d’une combinaison des deux.

Quel est le poids, en termes de volume monétaire, de la finance islamique dans le monde, en Afrique en particulier ?

L’industrie financière conforme aux piliers de l’Islam financier représentait, à la fin de l’année 2010, environ 1080 milliards de dollars, soit peu ou prou dix fois le PNB du Maroc, et 1,2% des stocks de financement et d’investissement dans le monde. En valeur relative, c’est peu ; mais force est de reconnaître que cette industrie (dans sa forme moderne) est encore jeune : elle n’a guère plus de 40 ans, tant son acte de naissance officielle fut la création de la Banque Islamique de Développement au tout début des années 1970. En Afrique, on compte une trentaine de banques islamiques ainsi qu’une poignée d’institutions de micro-finance islamiques. Des institutions financières islamiques existent entre autres au Niger, au Sénégal, au Maghreb, en Egypte, en Afrique du Sud, au Kenya, au Liberia, en Gambie, en Mauritanie, à Djibouti, au Tchad et bien sûr au Soudan (dans le Nord), lequel concentre les deux tiers des banques islamiques du Continent. Les masses financières conformes aux principes financiers islamiques en Afrique représentent environ 25 milliards de dollars pour près d’un demi-milliard de musulmans africains. C’est encore peu, sachant que le marché potentiel de la finance islamique en Afrique est estimé à près de 250 milliards de dollars. Au total, nous n’avons fait que 10% du chemin ; on peut facilement imaginer les opportunités qui s’offrent à nous sur notre territoire…

La Banque Islamique de Développement finance essentiellement ses Etats membres, mais peut, sous certaines conditions, étendre son appui au secteur privé. Quelles sont ces contraintes ? Quels sont les produits couverts par ce type de financement ?

C’est tout à fait exact. Le Groupe Banque Islamique de Développement (BID) est structuré autour de nombreuses institutions plus ou moins autonomes. Outre la BID en tant que telle, qui est l’institution-pivot, autrement dit l’organe central de référence, il existe une filiale appelée ICD (pour Islamic Corporation for the Development of the Private Sector, ou en français la Société Islamique pour le Développement du Secteur Privé), laquelle pilote –pour le compte du Groupe- des projets de financements et d’investissements relatifs au secteur privé, dans les pays membres de l’Organisation de la Conférence Islamique, une organisation internationale dont le Gabon est membre depuis longtemps. Cet appui au secteur privé ne relève en aucun cas de la charité. La contrainte se situe là : il faut absolument que les projets présentés au Groupe, et en particulier à ICD, soient parfaitement documentés, robustes, solvables et rentables… autrement dit, gérés selon les normes et les exigences du secteur concurrentiel. En cela ICD et le Groupe BID au sens large, se comportent comme un groupe d’investisseurs aguerris et prudents, très attachés au respect des procédures, à la transparence et à l’efficacité de ses engagements financiers. Cela dit, ces contraintes sont du reste une opportunité : en effet, lorsque la BID s’engage sur un projet ou un investissement, la Banque a tendance à ouvrir la voie à d’autres investisseurs islamiques issus des banques, compagnies d’assurance et fonds islamiques privés, confiants dans le travail préliminaire de « découverte » et de « pionnier » de la BID.

Quels sont les enjeux du séminaire sur la Finance Islamique et de la journée de la BID, actuellement organisés à Libreville ? Quels bénéfices en escomptez-vous ?

Ce séminaire, co-organisé par la BID, le ministère de l’Economie et des Finances et la Chambre de Commerce, est construit autour de trois journées. La première journée est essentiellement dédiée à un effort d’information, qui consiste à expliquer ce qu’est la finance islamique et la mesure dans laquelle cette forme alternative d’offre financière peut répondre aux enjeux de la croissance et du développement dans un monde post-crise. Avant d’explorer les opportunités d’affaires, les questions techniques inhérentes au déploiement de la finance islamique sur un territoire donné, il est essentiel de comprendre de ce qu’elle est et ce qu’elle n’est pas (en particulier elle n’est ni un instrument prosélyte, ni un vecteur d’islamisation, et encore moins la figure moderne d’un islam triomphaliste et conquérant). La finance islamique telle qu’elle a été exposée le premier jour est très largement universalisable : tout un chacun, musulman ou non, peut s’approprier les principes qui la fondent, parce que ces derniers font appel tant au bon sens qu’au sens moral des acteurs économiques.

La deuxième journée, quant à elle, a vocation à explorer la stratégie africaine et gabonaise de déploiement d’une finance islamique régionale claire, ordonnée, rigoureuse et ambitieuse. L’objectif est de cerner les besoins a priori des différents segments de clientèle, des plus humbles au plus nantis, et de commencer à identifier les meilleures solutions susceptibles de leur être apportées, de manière islamique, à l’avenir.

La troisième journée, enfin, est entièrement dédiée à la BID. La Banque, au terme des deux premières journées d’investigation, restituera le fruit de ses réflexions, expliquera son mode de fonctionnement, présentera la gamme de ses offres et commencera à définir les premiers contours de son action tant africaine que gabonaise, tant avec les acteurs publics que privés.

Au terme de ces trois jours, les acteurs auront le mérite de s’être rencontrés, d’échanger et d’identifier ensemble les voies futures de coopération en vue de l’émergence d’une finance islamique authentiquement gabonaise, capable de drainer vers l’économie nationale des sources alternatives de financement, à même d’accompagner la croissance, la création d’emploi et le besoin de consommation de services financiers affinitaires, tout à la fois sains, éthiques et équilibrés.

La BID a déjà financé des projets au Gabon, à hauteur de 421 millions de dollars. Envisage-t-elle renforcer sa coopération avec le pays ? Si oui, comment ?

Il m’est difficile de répondre au nom de la BID, dont je ne fais pas partie. C’est une question qu’il faudra poser directement aux dirigeants de la Banque. Cela dit, le Gabon est membre de la BID, et contributeur à son capital. Le Gabon est donc automatiquement éligible à recevoir le soutien de la BID. Ce soutien peut prendre plusieurs formes. Tout d’abord, il s’agit d’une assistance technique : cela signifie que si le Gabon envisage de donner naissance à un compartiment islamique au sein de son industrie financière, la BID saura lui fournir l’appui intellectuel, la logistique technique, le capital humain et les solutions concrètes à même de l’accompagner dans cette initiative. En outre, ce soutien peut prendre une forme financière : la BID a la capacité de prêter, mais le plus souvent ces crédits islamiques sont dirigés vers le secteur public, dans la perspective de projets structurants, notamment les infrastructures. ICD, la branche privée du Groupe BID, peut accompagner des projets pilotés par le secteur privé, à la condition qu’ils soient d’une taille significative et, surtout, de très bonne qualité. En particulier, ICD et la BID peuvent aider à la création d’une institution de micro-finance islamique, qui pourrait devenir, à terme, la première banque islamique en zone CEMAC.

On peut aussi imaginer l’appui de la Banque dans la constitution d’un fonds islamique d’investissement dédié à l’économie gabonaise, et qui orienterait ses flux vers des secteurs aussi essentiels que les ressources naturelles, les infrastructures énergétiques, la santé, l’éducation ou le traitement de l’eau. Enfin, la BID peut aider le Gabon, en tant que souverain, à émettre ses premières émissions de sukuk, qui sont des obligations islamiques, ce qui installerait la signature de l’Etat gabonais tant sur les marchés internationaux de capitaux (que l’on appelle le marché euro-obligataire) qu’auprès des bailleurs de fonds islamiques du monde arabe et d’ailleurs, notamment en Asie musulmane.

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