La Libye, la charia et l’occident : Réponse du Dr. Daniel Mengara, professeur gabonais, au philosophe français Bernard-Henry Lévy


A l’attention de Monsieur Bernard-Henry Lévy
Philosophe guerrier de la République de France

Cher Monsieur Lévy :

Il me semble que, sur la Libye, vous avez tout faux dans votre article du 3 novembre intitulé « La Libye, la charia et nous » (voir ce lien LePoint.FR).

Je n’irai pas jusqu’à me prétendre de l’illustrissime acabit de philosophe international qui est le vôtre, un acabit qui, jadis, fit votre fortune philosophico-littéraire et, désormais, fait votre fortune politique de philosophe guerrier dans le charnier à ciel ouvert qu’est devenue la Libye. Je ne suis qu’un simple Africain né dans un simple village africain où, de philosophie, je n’ai connu que celle, modeste et « primitive », de la vie et de l’humanisme, telle que les esprits de nos ancêtres nous l’enseignaient par proverbes et contes interposés, du temps de mon enfance.

Et ce n’est que par l’accident du colonialisme jadis perpétré en la terre de mes ancêtres par vos ancêtres que je me retrouve aujourd’hui à enseigner le français aux petits Américains des universités d’Amérique.

Cependant, du pied de votre piédestal où je me tiens, j’éprouve la soudaine envie de vous dire, Monsieur, que quand on ne sait pas de quoi on parle, on se tait. Il me semble, à ce propos, que dans votre article « La Libye, la charia et nous », vous ne savez pas trop de quoi vous parlez et, en fin de compte, vous parlez beaucoup, mais pour ne rien dire. Autrement dit, vous parlementez. En défense, non pas d’une philosophie humaniste et humanisante comme cela est souvent l’apanage des philosophes, mais plutôt d’une idéologie mercantiliste, je dirai même impérialiste, donc une idéologie nécessairement incohérente puisque le mercantilisme impérialiste tel que l’Occident l’a souvent pratiqué constitue une négation directe des valeurs humanistes qui élèvent l’Homme. En Lybie, vous n’avez aucunement contribué à élever l’Homme. Vous avez contribué à élever la France, et partant, l’Occident.

Par le titre ronflant, presque péremptoire, de « Libye, charia et nous » que vous avez donné à votre article, je suppose, de prime abord, que vous voulez dire « vous » les Occidentaux, dont l’interprétation tronquée du monde n’a cessé d’alimenter les pires guerres, les pires génocides et les pires hécatombes qui aient jamais échu à la race humaine. C’est ce qui expliquerait, si j’en crois votre texte, votre si embarrassée défense de ce que vous craignez déjà, sans trop vouloir l’avouer, comme l’inévitable « chariarisation » de la Libye, une « chariarisation » récemment évoquée par Mustafa Abdeljalil, président du Conseil national de transition, en flagrante contradiction de l’image que vous avez voulu vendre de cette Libye nouvelle, celle d’un pays avec des citoyens occidentalisés dans leurs aspirations, c’est-à-dire, en fin de compte, une utopie.

Vous me rappelez, à beaucoup de choses près, vos lumineux confrères philosophes du 18e siècle, ces hommes de grandes pensées qui proclamèrent avec fracas l’universalité de droits inviolables pour l’Homme, mais se retrouvèrent paradoxalement bien embarrassés quand on leur demanda : « Et le nègre alors ? » A cette question, vous le savez sans doute, et votre compatriote Louis Sala-Molins en confirme l’outrage, les grands inventeurs de la liberté, de Montesquieu à Rousseau en passant par le grand Voltaire du despotisme éclairé, ne surent jamais trop quoi répondre ; ils bégayèrent tous : « Heu… Le nègre ? Heu… ».

Il me semble, ainsi, Monsieur, que comme vos illustres bègues de la liberté de jadis, vous souffrez, de ce que j’oserai appeler  « le syndrome de l’homme blanc ».

Qu’est ce syndrome ? Il consiste, tout simplement, en une foncière incapacité à appréhender le monde autrement que par le filtre de ses propres fantasmes, de ses propres utopies. Ceci parce que cet homme, l’homme blanc, trop souvent enfermé dans la tour d’ivoire de ces fantasmes, de ces utopies, ne sait voir du monde que le reflet de ce qu’il y projette, en bien ou en mal, à la manière d’un « miroir narcissien ». Du coup, il devient souvent capable du meilleur comme du pire. Et dans cette équation narcissique, c’est le pire qui l’a souvent emporté. Trop souvent. Pas besoin d’en débattre la preuve, elle est toute faite ; l’histoire même du monde est là pour l’affirmer: croisades, guerres, conquêtes, génocides, esclavages, colonialismes, néocolonialismes, impérialismes, armes de destructions massives et, pour le cas spécifique de la France, « françafricanismes ». Faut-il continuer ? Faut-il véritablement continuer la démonstration quand on sait que ce sont là des maux attribuables, principalement, à l’homme blanc, dont les utopies ont, de tous temps, transformé le monde en poudrière permanente ?

De votre texte, je ne veux retenir, puis discuter, que les arguments de culture que vous soumettez à l’attention du monde, ces arguments par lesquels vous glorifiez les aspirations libyennes aux universaux de la liberté qui vous tiennent tant à cœur, tout en minimisant, assez maladroitement, la potentielle chariarisation de ces mêmes aspirations, comme si, par le simple fait d’une guerre civile de dix mois et des milliers de bombes occidentales, on pouvait, comme cela, éradiquer l’esprit d’un peuple, c’est-à-dire, désagréger ce qui fait du Libyen un Libyen, et non pas un Français.

Je laisse ainsi de côté les divers questionnements qui interrogent la moralité et les mérites de l’interventionnisme ONU/OTAN en Lybie, n’ayant, à priori, aucune sympathie pour les dictats (le régime de Kadhafi en fut un). Je laisse ce débat aux autres.

C’est de culture que je veux parler.

A ce propos, vous nous dites bien comprendre les notions de « djihad », de « fatwa » et de « charia » et vous vous chargez de les expliquer au monde, avec comme ultime poursuite le désir de dire au monde que cette nouvelle Libye que vous avez pratiquement enfantée (et dont vous êtes aujourd’hui le père spirituel, le gourou, tant votre engagement y fut forcené et personnel) ne vous décevra pas, et donc, ne décevra pas le monde, le monde occidental.

Au-delà même des grands relents paternalistes (vieille tare occidentale) qui ressortent de votre texte, il me semble que dans votre laborieuse défense de la liberté en Libye, c’est plutôt votre face que vous essayez de sauver, car que deviendrait le grand philosophe français que vous êtes si votre joujou libyen finissait par retomber dans les « travers » de l’islamisme dont le spectre semblait déjà se profiler, à votre plus grand désarroi, dans les propos « chariarisants » de Mustafa Abdeljalil, président du Conseil national de transition ? Pourquoi, osera-t-on vous demander, vous étonnez-vous tant qu’une fois la guerre finie et les libertés « conquises » en Libye, Abdeljalil ait osé revenir à l’esprit libyen, l’esprit de son peuple, en parlant de potentielle « chariarisation » des lois ? Pourquoi vous étonnez-vous tant qu’il ait osé retomber sur terre, sa terre, en se départant de vos utopies, de vos fantasmes, pour proclamer ce qui lui semblait comme la nécessaire « chariarisation » des moeurs en Libye? Pourquoi, enfin, semblez-vous autant voir une automatique et obligatoire incompatibilité entre charia et démocratie ?

Il me semble que vous vous êtes livré ici à un bien laborieux exercice d’explication de texte (ou de discours), en voulant expliquer à la place de Mustafa Abdeljalil ce que vous auriez souhaité qu’il n’osât jamais dire, comme si, à la manière d’un enfant, vous lui aviez dicté un texte dont il aurait perdu le fil, par égarement ou par inattention ! D’où votre apparent agacement. Votre paternalisme.

Vous vous proposez ainsi, agacé, de nous réexpliquer, à sa place, ce qu’il a voulu dire, de nous clarifier le mot « charia » tel que Mustafa Abdeljalil l’aurait voulu signifier et, donc, de nous laisser entrevoir ce que ce mot, tel qu’utilisé par Mustafa Abdeljalil, voudra dire pour la Libye de demain. Cette Libye de demain, cette Libye de la charia apaisée que vous définissez déjà à la place des Libyens alors même que, dans le même temps, vous nous rappelez, bien contradictoirement, que nous devons attendre, avant que de paniquer, « pour savoir à quoi ressemblera cette Libye, attendre la Constituante dans huit mois. Puis les élections générales. Puis le type de gouvernement qui en sortira. » Mais, osera-t-on vous demander, un gouvernement par qui ? Par les Libyens ou par l’Occident ? Ne vous semble-t-il pas drôle que ce soit vous, un homme de l’Ouest, un Français, fût-il philosophe, fût-il gourou, qui dussiez vous mêler de nous définir quelque chose qui relève désormais de la politique intérieure d’une Libye supposée « libre », donc indépendante de tout dictat externe ou interne ?

Que de contorsions, donc, pour expliquer, à la place des Libyens, des termes dont vous ne semblez pourtant pas mesurer l’élasticité réelle, tant ils restent tributaires de ce que les philosophes humanistes, pourtant, reconnaissent comme relevant du type de relativité culturelle qui, justement, ne permet aucune confusion entre, d’une part, l’idée que l’Occident se fait du reste du monde, et d’autre part, l’idée que le reste du monde se fait de lui-même. Ainsi, quand vous réduisez ce que vous avez fait de « votre » Libye à ce que vous appelez le « grand schisme qui traverse le monde musulman, de l’affrontement historique (et, désormais, démocratique) entre les deux islams, celui des Lumières et celui des ténèbres, celui des modérés et celui des extrémistes », il me semble que vous allez bien trop vite en besogne, surtout quand vous interprétez ce schisme, obligatoirement, comme une « main tendue à l’Europe », c’est-à-dire une abdication des Libyens face aux valeurs occidentales.

On est tout de suite tenté de vous demander : votre combat en Libye consistait en quoi, finalement ? Etait-ce le résultat d’un élan humaniste visant à libérer un peuple sous joug, puis à le laisser décider sa destinée selon sa propre volonté et selon son propre tempérament, ce qui était supposé être la raison de l’évincement de Kadhafi, ou s’agissait-il, plutôt, de substituer au dictat kadhafiste le dictat d’un Occident en quête de « mains tendues », c’est-à-dire un Occident replongé dans ses vieilles utopies de missions civilisatrices qui, une fois le bilan fait, n’apportèrent aux « primitifs » conquis que les misères habituelles, c’est-à-dire un déni total d’humanité ?

Je renouvelle ma question : pourquoi le combat d’un peuple pour la démocratie, sa démocratie, qu’elle qu’en soit la forme, doit-il toujours être marqué du sceau d’une occidentalisation nécessaire, obligatoire ? Pourquoi des destinées nationales voulues souveraines semblent-elles toujours devoir attendre le quitus de l’Occident avant que de pouvoir s’affirmer ? Pourquoi des combats pour la dignité humaine dans lesquels l’occident se retrouve impliqué, à tort ou à raison, doivent-ils toujours être transformés en missions civilisatricesqui doivent toujours supposer la guerre des civilisations, donc l’éradication des valeurs de civilisation qui sont intrinsèques aux peuples autres ?

C’est que, en fin de compte, prisonnier de cette idéologie occidentale qui vous anime, vous semblez incapable de voir en le mot « démocratie » autre chose que ces valeurs qui sont propres à l’Occident et qui, de ce fait, et si l’on en croit les non-dits de votre texte, sont en directe confrontation avec les valeurs contenues dans le mot « charia ». Cette automatique incompatibilité que vous supposez entre « démocratie » et « charia » est, en définitive, ce qui cause le malaise à la lecture de votre article. Et votre maladroite tentative d’occidentaliser la charia, de la mouler, de la moduler et de la refondre cache mal, en réalité, votre incapacité à sortir de la matrice idéologique et culturelle qui est la vôtre, et qui suppose une supériorité des valeurs occidentales sur celles des autres, c’est-à-dire une attitude d’intolérance vis-à-vis de ce qui est autre, de ce qui est différent, différence automatiquement perçue comme une menace qui, impérativement, doit subir la mue vers l’occidentalisation et, donc, se doit d’être marquée du sceau de l’acceptabilité et de la conformité par l’Occident.

Vous avez par conséquent, oserai-je dire, une interprétation plutôt spécieuse, voire rigide, non seulement de ce que c’est que la démocratie, mais aussi de ce que c’est qu’une culture. Plutôt que de voir la démocratie comme la capacité d’un peuple à choisir, sans entraves externes ou internes, ses propres dirigeants et, donc, à formuler sa propre destinée et la manière dont il veut être dirigé et géré sans avoir forcément à changer sa culture en ses formes les plus partagées, les plus universelles, vous supposez et présupposez automatiquement que la seule manière pour les pays islamiques de devenir démocratiques serait de totalement se dés-islamiser, donc de s’occidentaliser. C’est le sens de cette main tendue euphorique que la Libye, selon vous, aurait tendue à l’Europe en voulant tout simplement se débarrasser de son dictateur.

Autrement dit, il n’y a qu’un Occidental convaincu de la supériorité de sa civilisation qui ferait un bond aussi immédiat entre un peuple souhaitant simplement se débarrasser d’un dictateur pourtant accueilli, il n’y a pas si longtemps, à bras ouverts par les mêmes nations ayant décrété sans sentence de mort, et le désir de ce même peuple de se refaire à l’image de l’Occident. Pourquoi le peuple libyen, tout en remerciant l’occident de l’aide à la révolution, ne pourrait-il pas rester lui-même en culture et en aspirations, sans suppositions de mains tendues autres que celles qui s’imposent dans le contexte de relations internationales saines, donc de partenariats équitables ?

Il me semble pourtant que l’éminent philosophe que vous êtes devrait pouvoir comprendre la différence entre culture et système politique. En d’autres termes, sur la base de leurs antécédents historiques, il ne serait pas du tout erroné d’affirmer que le christianisme soit tout aussi anti-démocratique et tout aussi intolérant de certaines libertés que l’islam, les deux religions ayant souvent été à l’origine des plus grands désastres humains, qu’il s’agisse des guerres de religions ou, même, d’éléments plus isolés comme la situation de la femme en société (par exemple, la France, pays chrétien, ne donna le droit de vote aux femmes qu’en 1945 parce que cette France fut moulée par des présupposés religieux tendant à ne voir la femme que comme un objet domestique au service de l’homme).

Aux Etats-Unis, par exemple, les dogmes chrétiens ne cessent de vouloir priver la femme du droit de disposer de son corps en rendant illégal l’avortement, même dans les cas de viol ou d’inceste. Pourtant, de nos jours, christianisme et institutions démocratiques cohabitent allègrement dans des sociétés occidentales dont les fondements légaux et moraux découlent pourtant, directement et indirectement, de valeurs judéo-chrétiennes que l’utopie de la séparation de l’Etat et de la religion n’arrive point, pour autant, à totalement estomper. L’Amérique, pourtant démocratique à souhait, ne se prive pas pour autant d’amener la religion jusque dans ses cours de justice (serment biblique) et l’on y voit, parfois, des pasteurs brûler le coran ou fustiger l’Islam et les Arabes en les mêmes termes que l’Islam et les Arabes fustigent le Christianisme et les Occidentaux. Ces extrêmes alimentés par les dogmes chrétiens en terre américaine ne nient pas pour autant que l’Amérique états-unisienne soit considérée, du moins à mes yeux, comme le pays le plus démocratique au monde ! C’est d’ailleurs dans la possibilité de l’expression de toutes ces opinions, certaines extrémistes et fondamentalistes, d’autres libérales et libertaires, que la démocratie américaine trouve et puise toute sa force et toute sa vigueur. Pourquoi alors supposer, d’emblée, que l’évolution sociopolitique dans le monde arabe, avec ses extrémismes et ses anti-extrémismes, avec ses fondamentalismes et ses anti-fondamentalismes, avec ses charias et ses anti-charias, ne puisse amener à de vibrantes démocraties de débats contradictoires, bâties et consolidées sur des valeurs proprement arabes et islamiques, dès lors que dans chacun des pays, elles seraient l’émanation du peuple s’exprimant librement, démocratiquement et dans toute sa souveraineté ?

C’est dire que votre empressement à vouloir expliquer la charia aux Occidentaux, comme pour vous excuser de votre bévue en Libye, est révélateur d’une autre forme d’intolérance, celle justement, qui découle de cette sempiternelle guerre des civilisations qui vous fait interpréter les aspirations libyennes pour la liberté comme une main tendue à l’occident, comme si vouloir devenir libre ne pouvait se comprendre que comme un mouvement vers l’occident, une abdication face à l’occident, donc, un rejet de soi. Il me semblait que la chose la mieux partagée chez tous les humains était la poursuite du bonheur et de la dignité, choses qui ne peuvent arriver que dans un contexte de libertés citoyennes affirmées, mais choses, tout de même, qui ne sont pas le seul apanage de l’Occident, justement parce qu’elles découlent de tendances naturelles et universelles qui n’ont rien à voir avec la culture pratiquée et qui, donc, se trouvent, radicalement, au-delà ? Pourquoi un libyen islamiste serait-il plus incapable qu’un Français de se plier aux impératifs de la démocratie contradictoire, c’est-à-dire aux injonctions d’un état garantissant les libertés publiques, ce qui impliquerait la protection de toutes les formes d’opinions, qu’elles soient d’un islamisme entaché de charia ou d’un anti-islamisme rejetant la charia, sans qu’une telle opposition de pôles d’opinions ne soit perçue comme une hécatombe nationale ?

Or, vous allez encore plus vite en besogne quand, en guise de rappel historique, vous nous dites, bien contradictoirement une fois de plus, de patienter car, selon vous, il ne faut pas attendre de miracle en Libye car  « la démocratie polonaise, trente ans après Solidarnosc, se cherche toujours. La Russie en est encore à Poutine » et « il a fallu à la France une Terreur, une Restauration, deux Empires et plusieurs bains de sang pour donner corps à l’idéal républicain de 1789 puis à l’idée de laïcité. Et l’on voudrait que la Libye passe, elle, de la nuit à la lumière ? »

Que doit-on, en fin de compte, comprendre de votre finalité, Monsieur l’illustre philosophe ? Vous y croyez, finalement, à cette Libye des vertus démocratiques ou pas ? Ne trouvez-vous pas intenable cette contradiction par laquelle, dans la même foulée où vous nous garantissez une Libye démocratique pour dans huit mois, vous nous enjoignez par la suite à attendre 200 ans avant que l’espoir d’une Libye démocratique ne se fasse assertif, indélébile et crédible ?

J’ai parlé plus haut du syndrome de l’homme blanc. Ce syndrome est celui qui, en fin de compte, fait de vous, fondamentalement, le fruit de votre culture occidentale, et ce malgré le détachement que l’on aurait pu attendre de vous de par les impératifs de votre philosophisme. En ce sens, vous vous révélez comme un fondamentaliste occidental dont la matrice culturelle ne permet qu’une vision partielle, voire parcellaire, du monde. Car on aurait bien été tenté de vous demander, Monsieur, d’expliquer :

1. Comment vous avez fait pour oublier que votre pays n’a, historiquement, eu comme idéologie de politique étrangère que celle de la « dictature choisie » dans les pays sous son joug colonial et néocolonial, et qu’à son actif, on ne compte encore aucune démocratie qui eût découlé de ses « bienfaits » coloniaux, encore moins de sa mission civilisatrice ? C’est comme si votre pays, la France, ne s’était évertuée qu’à cultiver, directement d’abord (par le colonialisme), puis indirectement par la suite (par le néocolonialisme françafricain), les conditions de la sauvagerie humaine là où aucune sauvagerie n’existait auparavant. Un tel bilan ne vous semble-t-il pas frappant, surtout de la part d’un pays, la France, qui ne cesse de vanter son invention de la liberté ? Sauf si le concept de « liberté ici » (en France) et « dictatures là-bas » (dans les colonies et anciennes colonies), comme je le crains, ne vous dérange guère… D’où votre absence, je crois, des vrais chantiers et théâtres de la misère où de vrais enjeux humains sont véritablement en jeu. Voilà qui expliquerait que l’on ne vous ait jamais vraiment retrouvé, je pense, en solidarité des peuples sur les chantiers de la sauvagerie fomentés par votre pays en Afrique nègre !

2. Comment vous avez fait pour enfin, à 62 ans, vous éveiller aux idéaux des droits humains en Libye et, soudain, vous faire l’avocat du peuple libyen alors même que Kadhafi, ce même dictateur vilipendé aujourd’hui par vous, venait triomphalement de fouler le sol français en 2007, en toute amitié avec votre pote le président Sarkozy ? Où étiez-vous quand  Nicolas Sarkozy vantait les signatures de contrats mirobolants avec le dictateur libyen plutôt que la nécessité d’en finir avec la servitude et les dictats humains que soutenaient et alimentaient ces contrats, sous les vifs applaudissements d’une classe politique française (de droite surtout) bizarrement frappée d’amnésie quant aux souffrances du peuple libyen pourtant aux prises, des décennies durant, avec la dictature kadhafiste ? Où étiez-vous quand les peuples de Libye, avant les « printemps arabes », subissaient en silence la meurtrissure sous Kadhafi ?

3. Mais surtout, comment avez-vous fait pour oublier que la plupart des dictateurs que l’Occident défait de par le monde sont des dictateurs que l’Occident aura souvent aidés, soit à prendre le pouvoir, soit à le conserver, quand ce n’était pas simplement les deux ?

Autrement dit, vous errez dangereusement, Monsieur  Levy, quand vous manquez de constater ou de vous rappeler qu’il y a une énorme différence entre l’histoire de France que vous nous donnez en exemple et l’histoire des peuples anciennement colonisés ou réduits à la soumission par l’impérialisme occidental. Pendant que la France, comme vous le dites, se débattait dans sa Terreur, sa Restauration, ses deux Empires et plusieurs de ses bains de sang pour donner corps à l’idéal républicain de 1789, elle n’était assujettie à aucun autre maître que ses propres citoyens. Certes, il y eut, de temps en temps, les Allemands pour rappeler à la France le goût du dictat venu d’ailleurs, mais ce n’est pas pour autant que la France comprit sa leçon ou changea son attitude vis-à-vis des peuples soumis par elle. Il n’en demeure pas moins que pendant que la France affrontait ses Terreur, Restauration, Empires et bains de sang, personne ne vint du dehors lui dicter ce que devaient être les aspirations de son peuple. Elle se débattit avec son idéal républicain en toute souveraineté.

Il me semble, dans ce contexte, donc, que, contrairement à ce que vous affirmez, et peut-être à cause de ce que vous affirmez, le nouveau régime que l’Occident est en train de mettre en place en Libye ne sera, en réalité, jamais jugé sur la base des valeurs, idéaux et vertus démocratiques que vous semblez aujourd’hui défendre. Il sera plutôt jugé, je crois,  sur la base de sa capacité à faire montre de docilité quant aux ingérences occidentales et l’on aura tôt fait, en occident, de fermer les yeux, comme ce fut le cas sous Kadhafi, sur les exactions de ce régime une fois bien implanté, avec ou sans charia, et avec ou sans démocratie. La preuve : bon nombre de politiques faisant aujourd’hui partie du CNT ou s’étant retrouvés ces dix derniers mois dans l’opposition à Kadhadi furent eux-mêmes complices de Kadhafi dans les exactions que l’on reproche au dictateur déchu. Ce n’est pas pour autant que la Cour internationale de justice, l’ONU ou l’OTAN ont demandé à les juger pour crimes contre l’humanité ! C’est comme si le simple fait de se retrouver dans la rébellion les aurait absous de tous les crimes commis en complicité avec Kadhafi.

Et on ne manquera pas non plus, en Occident, de relativiser, comme vous le faites déjà à titre préemptif, le potentiel échec de cette démocratie importée par l’argument selon lequel, parce que cela avait pris des siècles aux démocraties occidentales pour s’implanter, il fallait excuser les ratés libyens, même si ces ratés venaient à signifier le retour de la dictature en Libye ! L’Occident aime les dictatures qu’elle contrôle ou peut contrôler. Et elle échange allègrement les valeurs démocratiques contre les valeurs de dictature dès lors que la démocratie voudrait dire perte de contrôle ou d’influence sur les pays « amis ». Nous le savons tous, du moins nous citoyens des pays subjugués, puisque les nations traditionnellement alliées de l’Occident en Afrique ont souvent été des nations dirigées par des dictateurs. Vous faut-il des preuves ? En voilà : Hosni Moubarak fut pendant près de trois décennies l’allié des occidentaux. Pourtant, le peuple égyptien, comme le peuple libyen, fut longtemps meurtri par le régime de Moubarak. A quel moment l’occident fit-elle la guerre à Moubarak pour sauver le peuple égyptien ? Hors de l’Afrique, en Arabie Saoudite par exemple, la dictature, la corruption et la charia sévissent. A quel moment l’Occident a-t-elle volé militairement au secours des Saoudiens, notamment des femmes ? Voulez-vous aussi que je vous parle de l’Iran, de la Syrie, du Yémen, et j’en passe ? Où sont les guerres de libération en faveur des peuples de Syrie, de Bahreïn et du Yémen trucidés par leurs dictateurs et, pourtant, chaque jour dans les rues à réclamer l’aide militaire d’un OTAN qui s’y refuse paradoxalement ? Pourquoi intervenir en Libye et pas ailleurs où des conditions similaires, et bien pire dans certains cas, existent tout de même ?

Dois-je, encore une fois, parler de l’Afrique noire francophone où la France pratique à volition une infâme politique de « dictateurs choisis », où elle est toujours première à saluer le résultat d’élections frauduleuses et les victoires des dictateurs là où l’évidence voudrait pourtant que cette France qui se dit des droits de l’homme soutînt plutôt les peuples opprimés ? A quel moment Bernard-Henry Levy s’est-il soulevé contre les potentats soutenus par la France au Burkina Faso, au Tchad, au Gabon, au Togo, au Cameroun, et j’en passe ? Et à quel moment Bernard-Henry Levy a-t-il appelé la France à aller bombarder les palais d’Ali Bongo (ou Omar Bongo avant lui) au Gabon, de Blaise Compaoré au Burkina Faso, de Paul Biya au Cameroun, de Faure Eyadéma au Togo ou de Sassou N’guesso au Congo-Brazzaville ?

Oh, j’oubliais. Ce sont des pays de Nègres où la dictature est une bénédiction et la démocratie un luxe trop beau pour des Africains non encore rodés aux valeurs de la pluralité, celles qui n’appartiennent qu’aux peuples civilisés et ne s’accommodent point des antagonismes tribalistes qui rongent l’Afrique des Nègres. Il leur faut, comme la France le fit, attendre 200 ans. Il leur faut aussi, pour mériter la démocratie, « une Terreur, une Restauration, deux Empires et plusieurs bains de sang pour donner corps à l’idéal républicain. » Et ce n’est pas la France, dans ca cas, qui va leur faciliter la tâche !

Je ne vous disputerai pas ici, Monsieur Levy, le fait que les Libyens aient vraiment voulu se débarrasser de leur dictateur. Ce désir est réel et Kadhafi fut certainement un despote. Car comment qualifier autrement un homme qui, quand son peuple se soulève pour réclamer la démocratie, se pointe à la télé pour leur lire des lois qui promettent tout simplement la mort ? Comment qualifier un homme qui, par ailleurs, sera resté au pouvoir près de 42 ans sur la base d’un régime et de principes militaires ? L’argument loufoque qu’il présentait pour dire qu’il n’avait aucun pouvoir et, donc, aucun poste dont il lui fallait démissionner, m’avait paru comme un jeu de mots inacceptable face à un peuple demandant l’opportunité de pouvoir décider par lui-même qui devait ou pouvait le diriger. Je ne vous disputerai pas non plus qu’il soit parfois nécessaire à la communauté internationale de se mobiliser, par le biais de l’ONU, pour venir en secours à peuple en danger, exactement comme ce fut la cas en Libye. Mais c’est à ce niveau que notre accord s’arrête.

Autant je suis convaincu comme vous que le peuple libyen méritait une alternance démocratique impossible sous Kadhafi, et que sur cette base, Kadhafi devait partir, autant je reste convaincu de votre duplicité et de celle de l’ONU, dont le mandat a été largement dépassé puis rendu arbitraire par l’OTAN, dans ce combat pour la démocratie que vous dites mener, avec un insupportable paternalisme, au nom des Libyens. Surtout quand on sait que d’autres peuples, de la Syrie à l’Arabie Saoudite, puis de la Côte d’Ivoire en passant par le Gabon, le Cameroun et le Togo, et j’en passe, vivent de véritables hécatombes et calvaires politiques, sous le regard indifférent de la même communauté internationale qui vient pourtant de se distinguer par un « élan humanitaire » en Libye. Ce « deux poids, deux mesures » demeure un problème poignant, qui a tendance à saper la crédibilité de toute initiative humanitaire de l’Occident en Afrique et dans le monde. Souvenez-vous de comment les Français observèrent, indifférents, près d’un million de Rwandais se trucider à la machette. Ils avaient pourtant les moyens politiques et militaires d’empêcher ce génocide.

Il n’y a, en fin de compte, rien de plus dangereux qu’un philosophe se mêlant de politique. Le rôle du philosophe étant avant tout d’établir, puis de promouvoir, les universaux qui, au-delà des cultures et des civilisations, s’appliquent à tous les êtres, c’est trahir son sacerdoce de philosophe que de se mêler de politique, dès lors que la politique se définirait comme une démarche tendant à établir, puis promouvoir, les particularismes qui détruisent ces universaux. Dès lors, donc, que politique et philosophie, plutôt que de s’opposer, s’allient pour saper tout élan vers les universaux, l’on aboutit automatiquement à la mort de l’Homme et des valeurs humaines. C’est la négation de ces universaux qui conduisit aux impérialismes coloniaux et postcoloniaux qui subjuguèrent le monde et tétanisèrent l’Afrique. Et c’est encore cette négation qui, aujourd’hui ou demain, forcera l’occident, ultimement, à nier ces universaux au peuple libyen, si ce peuple ose s’aventurer vers l’affirmation de son indépendance et, partant, de sa charia.

Sauf que, cette fois, l’histoire se souviendra qu’il fût, en France, en l’an 2011, un philosophe guerrier dont l’égarement contribua à transformer en charnier un pays d’Afrique nommé « Libye », sous prétexte d’y apporter une démocratie qui ne vit jamais le jour, parce que, bizarrement, ledit philosophe avait oublié que son propre pays faisait partie d’une culture impérialiste qui, s’accommodant des dictatures là où celles-ci servaient ses intérêts, n’avait jamais recherché pour les autres civilisations, pour les autres peuples, autre chose que l’esclavage.

Quand, donc, la fumée puant le pétrole et les gros contrats de reconstruction se sera estompée des charniers libyens, on se rendra bien vite compte que la France de notre philosophe et ses alliés occidentaux auront, tout simplement, comme d’habitude, repris d’une main l’illusion de démocratie qu’ils auront pourtant, de l’autre, donnée au peuple libyen. Car, dans un monde arabe souvent décrit par l’Occident comme foncièrement « indémocratisable », Kadhafi eut la malchance de n’être tout simplement pas un dictateur choisi.

Fait le 10 novembre 2011 à Montclair, New Jersey, Etats-Unis d’Amérique

Dr. Daniel Mengara
Professeur d’études francophones à Montclair State University, New Jersey, USA
Leader du mouvement politique gabonais en exil « Bongo Doit Partir »

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  1. Bonne reponse a ce philosophe-francafricain, qui ne sait plus ou donner du pied, vu qu’il est partage entre la supposee « Lumiere » qu’il croit repandre par « sa » philosophie, et la france-a- fric ou, depuis ses liens familiaux (voir sa biographie sur wikipedia), il a tout son etre solidement rattache.

    Quoi de plus normal, pour le cynique philosophe qu’il est, par sa plume aux elans colonialiste, imperialiste, il croit rendre l’ascenseur a ceux qui le nourrit. On devine aisement,ici, l’effort intellectuel fait par ce monsieur, a mettre tout son talent dans l’art de flatter les vices; il en fait, d’ailleurs, l’etalage de cette  » fecondite surprenante » qui ne peut resulter que du genie de servir les contre-valeurs.

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