L’armée française dans la tourmente de Bangui

Soldats de l'opération Sangaris et de la MISCA à Bangui, le 2 janvier. | AFP/MIGUEL MEDINA
Soldats de l’opération Sangaris et de la MISCA à Bangui, le 2 janvier. | AFP/MIGUEL MEDINA
Les soldats de « Sangaris » sont déployés, comme chaque jour depuis près d’une semaine, autour du carrefour de la Réconciliation, et le long de la rue qui remonte devant la paroisse Notre-Dame. A la tourelle des blindés, assis dans les Jeep ou à pied au coin des ruelles, ils sont aux aguets. La situation est explosive à Bangui, capitale de la Centrafrique. Les assassinats et pillages ont certes souvent lieu loin des yeux de « Sangaris », parfois de jour, de préférence de nuit, mais un débordement majeur est toujours possible.
Ce jour-là, des milliers de jeunes hommes de Boy Rabe, quartier chrétien du 4e arrondissement, sont descendus par la piste pour attaquer Miskine, quartier musulman du 5e arrondissement. Peu d’armes sont visibles, mais nul n’est dupe : ils sont encadrés par des combattants anti-Séléka, le mouvement encore embryonnaire qui a attaqué Bangui le 5 décembre. Ce dernier ne cesse de prospérer, quartier par quartier, même si sa puissance de feu reste dérisoire face à l’armée de la Séléka, au pouvoir depuis mars 2013.

Une rafale de kalachnikov crépite, tirée de Miskine. La foule surexcitée de Boy Rabe reflue. Les plus téméraires continuent de piller un atelier de mécanique dont le propriétaire aurait participé au pillage du palais présidentiel lors de la chute de François Bozizé. Peu importe que cela soit vrai ou non, et on ne peut pas dire que, sur son parking, fleurissent les voitures de luxe. Mais l’occasion est trop belle pour s’emparer d’un morceau de moteur, d’une roue ou d’un essieu.

Une autre rafale met temporairement fin au pillage. Un pick-up surgit, refuse de s’arrêter et s’engage dans un chemin de terre. Puis ses occupants tentent de fuir à pied. Il s’agirait d’un « général de la Séléka ». Les soldats de « Sangaris » arrêtent le chauffeur, le ligotent et poursuivent les fuyards. Des habitants désignent, derrière un entrepôt de l’ONU, « une cache d’armes de la Séléka ». Le général pourrait s’y être réfugié. La progression de l’unité d’infanterie de marine est lente. Un pillard passe par la ruelle avec une enceinte hi-fi et une tronçonneuse. « Laisse la tronçonneuse ! Par terre la tronçonneuse ! », hurle un adjudant. Le type court en perdant sa tronçonneuse et une tong, mais ne s’en soucie guère, bien content d’avoir gagné une enceinte.

Une autre unité arrive en renfort. Un assaut est envisagé. Derrière les hauts murs du jardin, un chien aboie. « Quel genre de chien ? », demande-t-on à la radio. « Un croisement entre un pitbull et un caniche !, rétorque un soldat. Putain, comment veux-tu que je le sache ? ! » Après vingt minutes de reconnaissance, l’unité est en position et attend les ordres. A la tension succède une certaine décontraction. L’ordre arrive : « Assaut annulé. » Les hommes se regardent, déçus. « De toute façon, ce général, il devait déjà être en ville en train de boire une bière ! », marmonne un soldat.

PAS DE SUCCÈS SANS SOLUTION POLITIQUE

Les soldats français rencontrés au fil des jours dans les rues de la capitale centrafricaine sont comme les Banguissois : un mois après le lancement de l’opération « Sangaris », ils doutent. Non pas de la légitimité de leur mission, qui intervient après une année de tueries en Centrafrique et sur un terrain où la France a toujours exercé une influence. Non pas d’un point de vue strictement militaire, chaque opération étant une démonstration de force qu’aucune faction ne songerait à contester. Le doute viendrait plutôt au contraire du manque d’engagement militaire, de ce rôle de gendarme sans ennemi qu’il faut endosser.

Officiellement, la mission se déroule comme prévu. En fait, « la situation est complexe, admet un officier français. D’un côté, il faudrait désarmer la Séléka, mais qu’en même temps elle reste au pouvoir et soit un acteur de la transition. De l’autre, on ne sait pas encore qui va commander le mouvement anti-Séléka, ni s’ils vont en rester à ces coups de force désordonnés ou se structurer et jouer un rôle politique. »

« Même si l’argument humanitaire de l’intervention “Sangaris” était parfaitement légitime, Paris a sous-estimé la complexité et la gravité de la situation. Et cette histoire de désarmement ne va pas régler le problème, si tant est qu’on soit capable de désarmer une ville surarmée, commente un analyste français. La Centrafrique vit un soulèvement populaire face à une dictature minoritaire et impopulaire. Je ne vois pas comment “Sangaris” réussira sans solution politique, et je ne vois pas de solution politique sans un départ du pouvoir du président Djotodia et des officiers de la Séléka. »

LE DÉSARMEMENT, UNE MISSION IMPOSSIBLE

« Sangaris » devait au départ être une mission de désarmement de l’armée issue de la Séléka et des combattants semant la terreur depuis un an. Une mission de 1 600 hommes appuyée par une force africaine, la Misca, censée assurer, avec 6 000 hommes, la pérennité de l’opération. La surprise fut l’attaque de Bangui le 5 décembre par les anti-Séléka. Depuis, la mission n’a pas changé d’objectif : ramener paix et sécurité dans ce pays d’Afrique centrale de 4,5 millions d’habitants. Mais la réalité sur le terrain est devenue très différente.

Désarmer la Séléka seule n’aurait sans doute pas été si complexe. Mais il est toujours plus ardu de s’interposer entre deux factions. Et le second élément nouveau est que le conflit ne se cantonne pas aux mouvements armés et gagne certaines couches de la population. Empêcher un homme de tuer un passant juste parce que ce dernier est chrétien ou musulman est, à moins d’occuper la rue en permanence, une mission impossible.

Le désarmement, au-delà de la saisie d’une arme personnelle, a d’ailleurs pour le moment été abandonné. « Il est possible de désarmer une faction qui menace la population. Pas de désarmer des hommes, quels qu’ils soient, dont la vie est menacée et qui protègent leurs quartiers, reconnaît un officier. Nous devons d’abord apaiser les tensions. Puis il faudra trouver une solution politique. »

« NOUS ATTENDONS »

La mission principale est donc actuellement l’interposition et le maintien de l’ordre. Avec plus ou moins de succès. Après quelques jours de présence, la tension est retombée entre les quartiers de Boy Rabe et de Miskine, ce qui a permis à « Sangaris » de lancer de nouvelles opérations, notamment dans le quartier de Boeing. A chaque fois, le calme est fragile, précaire. Des hommes en armes agissent toujours dans l’ombre. La moindre étincelle peut enflammer de nouveau tout un quartier.

Pour les partisans de la Séléka, « Sangaris » fut une mauvaise nouvelle. Le climat de domination et d’impunité qui régnait à Bangui devait prendre fin. Mais l’attaque de la ville par les anti-Séléka fut paradoxalement un événement qui a permis, en compliquant la situation, de montrer que la population musulmane est elle aussi menacée, et qu’elle a besoin d’être protégée.

Pour ceux, majoritaires, qui espéraient la chute de la Séléka, « Sangaris » était au contraire de bon augure. Puis vint le temps du doute, et enfin du désarroi. « Après un an de tueries, de pillages, nous avons vu venir “Sangaris” comme une armée de libération, raconte R., un Banguissois attablé devant une bière, et dont le discours illustre ce que l’on entend dans la capitale ces dernières semaines. Nous étions prêts à sortir dans les rues fêter le fait que la France venait à notre secours. Le problème est que la Séléka est toujours là, et que certains au sein de la population se joignent aux mouvements armés des deux camps pour tuer et piller. Donc nous, les Banguissois ordinaires prêts à vivre ensemble et en paix, ne sommes pas encore libérés. Nous sommes déçus. Nous souffrons et nous attendons… »

Rémy Ourdan
Le Monde

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