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Gabon : « Les rédactions indépendantes pouvant financer du journalisme d’investigation n’existent pas encore »

Ancien de LCI, ancien chef d’édition à France24, Prix News 1986 avec son «Enquête sur la disparition d’Alain Colas» et créateur de « No comment » sur Euronews, Philippe Dubern constituait, avec Pascal Catuogno (journaliste d’investigation, notamment pour Canal Plus), la paire d’experts-consultants venue de France pour les besoins du séminaire organisé, du 6 au 8 décembre dernier, par la Commission nationale de lutte contre la corruption et l’enrichissement illicite (CNLCEI) sur le « Journalisme d’investigation dans la lutte contre la corruption et l’enrichissement illicite ». Il donne, à travers cette interview, son appréciation du journalisme d’investigation et, surtout, des journalistes gabonais.

Durant trois jours, avec Philippe Dubern, vous avez travaillé au Gabon où vous étiez invités à partager votre expérience en journalisme d’investigation. Qu’avez-vous apporté et quelle impression vous ont laissé les journalistes Gabonais qui prenaient part à ce séminaire ?

En fait, quand on arrive dans un pays et qu’on le connait mal, c’est toujours un inconvénient et avantage, parce qu’on a un œil neuf. Au départ on apporte ce qu’on connait, c’est-à-dire la pratique des enquêtes dans les différents médias qu’on a traversé. Moi, je dois dire que je connais très bien l’investigation dans le domaine de la télévision, qui n’est certes pas le média le plus performant dans ce genre journalistique. Mais, c’est un média de grande diffusion et donc on apprend à y raconter des histoires en s’appuyant souvent, il faut bien le reconnaître, sur les enquêtes des autres, partiellement. Donc, on adapte pour la télévision.

Ce qui nous a frappés, c’est d’avoir constaté beaucoup d’énergie dans la partie gabonaise. Mais, cette énergie est tellement fragmentée qu’il faut sans doute réfléchir à la question de plus de diplomatie entre les différents médias pour un regroupement afin de se donner plus de force. Ce qui permet d’être plus indépendant dans le cadre de l’investigation. L’indépendance pour moi, dans le journalisme d’investigation, réside dans la capacité à sortir des affaires, donc à se faire respecter. Elle est doit être une indépendance économique. De ce point de vue, il y a des progrès très importants à réaliser au Gabon. Il faut probablement réfléchir à cette question. Chacun ne peut pas monter son média, encore moins son média d’investigation… en tous cas prétendre faire du journalisme d’investigation en étant seul ou à deux. Je pense que quand il y a un regroupement, plus de solidarité, il est plus facile de peser face à des autorités quelles qu’elles soient, ou devant des gens mal intentionnés, qu’ils soient dans une entreprise ou dans les rouages de l’Etat.

Pourtant, dans le cas de la France, on voit des individus, à l’instar de Pierre Péan, Marie-Monique Robin ou Stephen Smith, entreprendre tous seuls des investigations. Ce ne sont pas toujours des regroupements de journalistes qui mènent l’investigation…

C’est un phénomène particulier en France. Parce que, habituellement, les investigations ont été conduites à travers des rédactions puissantes. Dans les cas que vous citez, ce sont effectivement des gens extrêmement performants en solitaire, parce qu’aujourd’hui le journalisme d’investigation en France a muté, il s’est transformé en vingt ans. Dans le passé, il y avait un nombre de rédactions qui étaient très fortes en investigation. Je citerais « Le Canard enchaîné », « Le Point », « L’Express » et, évidemment, « Le monde ». De ces rédactions, qui ont changé dans leur fonctionnement ou qui ont, quelques fois, eu des rapprochements avec le pouvoir, sont sortis des gens qui étaient très aguerris à l’investigation qui ont fait 20 ans d’enquêtes avec une grande connaissance du secret. Ces gens là sont arrivés à une telle notoriété qu’ils avaient la capacité de se mettre à travailler seuls. En réalité, en se rapprochant du monde de l’édition. D’ailleurs, depuis à peu près une quinzaine d’années, le marché de l’investigation s’est déplacé vers l’édition, où les gens travaillent plus seul ou à deux sur un produit qui se vend cher. Ils ont un modèle économique qui fonctionne.

Je ne parlais de l’incapacité des journalistes gabonais à travailler seuls. Mais, sur le plan économique c’est quand même plus facile, économiquement, d’appartenir à une rédaction pour se lancer dans l’investigation. En France on est dans une économie qui a 60 millions d’habitants. Au Gabon, les rédactions indépendantes qui ont les reins assez solides pour financer du journalisme d’investigation n’existent pas encore. Il est donc encore plus difficile à des gens seuls de se lancer dans une enquête approfondie, même si aujourd’hui avec des outils comme Internet, on a des coûts tellement abaissés et donc un peu plus de marge de manœuvre. Ce n’est pas facile de s’affirmer seul, même si on a de l’expérience dans le journalisme d’investigation.

On a parlé de formation tout au long de ce séminaire. Il a été reproché à de nombreux journalistes gabonais de n’avoir pas été formés dans les écoles de journalisme. Croyez-vous qu’un bon journaliste, de surcroit d’investigation, doit forcément avoir été formé dans une école de journalisme ?

Je crois que c’est un aspect à double tranchant. En France, il y a pas mal d’écoles de journalisme. On a vu des journalistes qui font ce qu’il faut pour aller dans une école et en quatre, cinq ans, ils ont les bonnes bases, ils savent travailler. En réalité, dans bien de cas, cela donne des journalistes qui travaillent tous de la même manière. C’est donc intéressant parce que le niveau est là. Mais, à l’inverse, ça ne révèle pas beaucoup de talents un peu plus originaux. Il me semble que quand on est journaliste depuis longtemps et qu’on exerce bien, on apprend autant qu’en étant dans une école. Ce qu’on n’apprend peut-être pas sur le tas ce sont les bases réglementaires. Si on n’a pas des notions d’économie ou de droit, il faut combler ces manques par sa propre culture. Mais je ne pense pas qu’il faut opposer ceux qui ont été formés dans les écoles de journalisme, ou dans un parcours de l’apprentissage du métier de journaliste, à ceux qui n’y ont pas du tout été.

Dans tous les pays du monde, il y a d’excellents journalistes qui n’ont pas du tout un background de journalisme. Il y a de nombreux journalistes qui ont été tout à fait autre chose avant. Et puis, dans l’investigation, certains viennent de la police ou des administrations des impôts, comme on l’a parfois vu en France. On y a vu des gens qui ont fait quelques années dans l’administration des impôts avant de bifurquer vers le journalisme. Hors de l’investigation, il y a plein de journalistes qui sont, en France, d’anciens économistes, d’anciens médecins.

Ce n’est pas une limitation de ne pas avoir un background en journalisme. Je ne crois pas que, ne pas avoir ce modèle de formation soit un vrai handicap. Sauf, évidemment, qu’il faut du talent. Et ce n’est pas ce qui manque au Gabon. Au Gabon, il y a des gens qui ont de l’envie, du talent. Je crois que quand il en a été question, ceux qui soulevaient cette question voulaient parler de l’ensemble. Sur la masse, sur la totalité des journalistes, c’est peut-être un handicap. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas quatre, cinq, dix plumes percutantes, efficaces, bons enquêteurs sur la place.

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