spot_imgspot_img

La polémique autour de la chloroquine a dynamité les certitudes de la médecine

La pandémie a aussi eu pour effet de remettre en cause plusieurs fondamentaux de la pratique médicale. Des voix s’élèvent pour dénoncer les excès et, si possible, tirer les leçons qui s’imposent.

Emmanuel Macron savait-il qu’on lui poserait la question? Lors de son interview du 14 juillet, interrogé sur ce qu’il ferait au cas où il serait contaminé par le SARS-CoV-2, le président de la République a assuré qu’il «ne prendrait pas de chloroquine». «Non, non, non» a-t-il assuré. C’était là un désaveu sans ambiguïté des recommandations et des pratiques du désormais célèbre Pr Didier Raoult, microbiologiste à l’IHU Méditerranée Infection de Marseille. Et le président de la République de confier qu’il lui arrivait, «lors de pathologies qu’il a parfois, de s’automédiquer». Pour autant il a compris, au vu des données scientifiques sur le Covid-19, qu’il n’y avait pas aujourd’hui de «traitement stabilisé». «S’il n’y a pas de traitement, je ne vais pas en prendre, a-t-il ajouté. Je m’en remettrait aux médecins qui me suivent […] pour éviter que ça dégénère.»

Rappelant que la France est «le pays des Lumières», Emmanuel Macron a dit croire à la «rationalité scientifique». Soulignant que le Pr Raoult est «un grand scientifique» il a expliqué qu’il trouvait «normal» et «légitime» que ce dernier participe du débat scientifique sur la chloroquine. «Ce n’est pas au président de la République ou à un politique de trancher un débat scientifique avec des critères politiques», a-t-il souligné. Et d’ajouter ces mots, à l’adresse du microbiologiste marseillais: «Cela n’est pas plus à un homme scientifique, quand bien même il devient une personnalité publique, d’acter des croyances scientifiques. La science a ses processus de vérification. Et c’est comme ça, je crois, que l’on se porte mieux.»

Le président de la République a-t-il ainsi mis un terme à la polémique sur l’hydroxychloroquine ou n’a-t-il fait que contribuer à l’alimenter? On sait que depuis plusieurs mois cette spécialité pharmaceutique est promue sans retenue par le Pr Raoult. Une promotion qui irrite une partie de la communauté médicale alors qu’une autre partie soutient cette position. Riche d’enseignements, cette polémique témoigne des bouleversements plus généralement induits par cette pandémie dans la pratique médicale et ses rapports avec l’industrie pharmaceutique comme avec la démarche scientifique.

Renaissance de la clinique

La première surprise aura été une forme de renaissance de la médecine clinique, celle qui se fonde sur l’observation directe de la personne malade et de ses symptômes; une médecine qui repose aussi sur les enseignements thérapeutiques obtenus à partir des autopsies pratiquées à des fins scientifiques comme l’explique, sur le site Medscape France, le Dr Jean-Philippe Kevorkian, cardiologue dans le service de diabétologie du Pr Jean-François Gautier (hôpital Lariboisière, Paris). Une pratique dont certains pensent qu’elle est en voie de disparition.

«Je retire de cette expérience que la médecine ne doit pas s’affranchir, entre autres, de deux notions fondamentales: la clinique et le sens critique, explique Claude Matuchansky, ancien ­médecin et chef de service des Hôpitaux de Paris, professeur émérite de ­l’université ­Paris-Diderot. Le troisième aspect indispensable dans ces périodes de très grands dangers, c’est l’entraide, la solidarité et la disponibilité. Même s’il faut bien sûr parler du travail des infirmières et des aides-soignantes, cet épisode a montré que les médecins ont encore un esprit porté vers le devoir de faire ce qu’il faut quoi qu’il arrive. Ils ont été à la hauteur de ce que l’on peut attendre d’eux, et nous pouvons être fiers de nous tous.»

Corollaire de ce retour à la clinique, l’émergence et le développement de la controverse, sans précédent, sur l’hydroxychloroquine. Une polémique lancée et alimentée par un médecin microbiologiste qui, à cette occasion, aura battu des records inégalés de popularité. Or ce débat est précisément né d’un retour à la médecine clinique doublé d’un refus délibéré du respect des règles en vigueur dans le domaine de la méthodologie pharmaceutique.

Tout a commencé il y a plus de quatre mois. «Dans un nouveau tweet devenu la marque de fabrique de ses communications scientifiques, le Pr Didier Raoult a publié hier 27 mars, tard dans la soirée, les résultats très attendus de son essai clinique clandestin portant cette fois sur quatre-vingts patients. Il y annonce “la démonstration in vitro de la synergie hydroxychloroquine/azithromycine pour contrer la réplication du SARS-Cov-2”, le coronavirus Covid-19», peut-on lire dans Les Échos.

Pour le Pr Raoult aucun doute n’est plus permis: ses nouveaux travaux permettaient de continuer à démontrer l’efficacité de son protocole –mais sur quatre-vingts patient·es seulement. Cette annonce fut aussitôt saluée par ses partisan·es. Elle fut aussi amplement critiquée par une large partie de la communauté scientifique spécialisée –pour les mêmes raisons que la précédente étude (menée sur vingt-quatre malades): un essai clinique à la méthodologie déficiente qui interdisait de conclure et, a fortiori, d’extrapoler. On se trouvait là dans une impasse médicale et scientifique conduisant bien vite à une forme d’exacerbation des tensions politiques et des questions éthiques.

Le scénario n’a, depuis cessé de se reproduire. Alors que nombre de médias généralistes ont cherché à évaluer la valeur des travaux marseillais, les meilleur·es spécialistes du sujet en sont venu·es à ne plus vouloir se prononcer sur les résultats du Pr Raoult avant de connaître les résultats d’essai cliniques menés en respectant les règles habituelles (essais dits «randomisés et en double aveugle»).

Fin mars le Pr Didier Raoult s’explique, sur le fond, dans les colonnes du Monde. «Le médecin peut et doit réfléchir comme un médecin, et non pas comme un méthodologiste.» Justifiant ses méthodes, il s’en prenait aux règles éthiques actuellement en vigueur en France. Cible principales: les «spécialistes de la méthode» (méthodologistes) et les mathématicien·nes.

«Les comités d’éthique et les comités de protection des personnes ne voient aucun problème éthique aux études de non-infériorité, nous les avons interdites, écrit-il. Il s’agit de démontrer que le médicament que l’on teste n’est pas plus toxique ni moins efficace que le traitement habituel. Pas meilleur, juste aussi bon. Et on est censé dire au malade qu’on va lui donner au hasard soit le médicament dont on sait qu’il marche, soit le médicament dont on ne sait pas s’il marche. Dans ces conditions, il est de mon point de vue totalement impossible qu’un malade accepte. S’il le fait, cela signifie juste qu’il n’est pas bien informé.»

Le Pr Raoult dénonce le mode de travail du Conseil scientifique chargé de conseiller le gouvernement dans la lutte contre le nouveau coronavirus.

Selon lui, «l’envahissement des méthodologistes» amène à avoir des réflexions purement mathématiques. Et d’attaquer Big Pharma: «C’est-à-dire que l’on utilise la méthode, en réalité, pour imposer un point de vue qui a été développé progressivement par l’industrie pharmaceutique, pour tenter de mettre en évidence que des médicaments qui ne changent pas globalement l’avenir des patients ajouteraient une petite différence. Ce modèle, qui a nourri une quantité de méthodologistes, est devenu une dictature morale. Mais le médecin peut et doit réfléchir comme un médecin, et non pas comme un méthodologiste.»

Plus généralement l’épidémie démontre, selon lui, que le temps est venu «pour que les médecins reprennent leur place avec les philosophes et avec les gens qui ont une inspiration humaniste et religieuse dans la réflexion morale, même si on veut l’appeler éthique, et qu’il faut nous débarrasser des mathématiciens, des météorologistes dans ce domaine». Plus politique, il dénonce, enfin, la composition et le mode de travail du Conseil scientifique chargé de conseiller le gouvernement dans la lutte contre le nouveau coronavirus. «Cela explique pourquoi je n’ai pas voulu continuer de participer à ce Conseil, dans lequel on trouvait deux modélisateurs de l’avenir (qui pour moi représentent l’équivalent de l’astrologie), des maniaques de la méthodologie, concluait-il. Les médecins confrontés au problème du soin représentaient une minorité qui n’a pas nécessairement l’habitude de s’exprimer et qui se trouvaient noyés par cet habillage pseudoscientifique. Enfin, il y a un conflit d’intérêts entre devenir le porte-parole de la stratégie gouvernementale et la présidence du comité d’éthique.»

Début avril, il revient sur le sujet dans Le Quotidien du Médecin en rappelant l’histoire des études comparatives randomisées «qui ont bénéficié depuis le début du XXIe siècle d’un engouement considérable, poussé à la fois par l’industrie pharmaceutique et par un nouveau groupe de chercheurs spécialistes d’analyses des data produites par les autres, que sont les méthodologistes», avant d’ajouter que «le premier devoir du médecin est le soin, et non l’expérimentation». Et de conclure: «Personnellement, je souhaite que l’occasion de cette épidémie permette au pays de remettre sur place réellement ce à quoi le comité d’éthique était destiné au départ, c’est-à-dire une réflexion sur la morale du choix entre le soin et l’expérimentation, et non pas sur les dérives que j’ai pu constater dans mon expérience.»

Une affaire nationale

Ces propos radicaux ont été amplement entendus, au point de faire du Pr Raoult (largement soutenu dans l’opinion) une figure centrale des théories complotistes. L’affaire «Didier Raoult-chloroquine» est devenue une sorte d’affaire nationale, s’auto-alimentant, intégrant la peur à l’espoir, la médecine à la science, la croyance à la politique, le médiatique aux polémiques, les élites aux «gilets jaunes». L’affaire a passionné au-delà de nos frontières. Le Dr Bertrand Kiefer, rédacteur en chef de la Revue Médicale Suisse a rappelé que le Pr Raoult avait, au départ, très largement minimisé les conséquences de l’épidémie émergente:

«Il était un savant de Marseille qui, depuis son bain de bulles, affirmait que la pandémie commençante serait moins mortelle que les accidents de trottinette. Il savait, avec certitude. Le même savant annonce ces jours la fin imminente de la pandémie. Il sait, là encore. Et c’est lui qui, enveloppé dans son immense savoir et télégénisé par son look ésotérico-rebelle, a entraîné le monde sur la piste savonneuse d’un antimalarique miracle [la chloroquine]. Avec ses disciples (groupe qui comprend une partie non négligeable de l’humanité, quantité de chefs d’État, plein de professeurs et de médecins de tous poils, et un quarteron de spécialistes fumeux), il affronte les autres, l’élite, les “bien-pensants”, affirmant que l’urgence pandémique exige d’abandonner la servitude de la méthode et de l’éthique de la recherche scientifique. S’imposerait donc, selon lui, l’instinct, le savoir infus.»

Le Dr Kiefer a dénoncé le fait que sur ce sujet «tout a été fait à l’envers». «Courant derrière l’engouement international, quantité d’études ont été lancées, impliquant des dizaines de milliers de patients dans le monde, sans coordination, avec des protocoles souvent bâclés, rappelle-t-il. Il a fallu trois mois d’un immense effort pour que la marge d’ignorance se resserre. Résultat: l’antimalarique n’est en tout cas pas le médicament-miracle annoncé, celui qui devait sonner la “fin de partie” (selon le savant) ou s’imposer en “game changer” (selon un autocrate narcissique nord-américain). Mais l’argent et l’énergie drainés par ces études (sans compter la difficulté à recruter les patients: personne ne voulant plus prendre le risque de se trouver dans un bras autre ou placebo) ont empêché de tester d’autres hypothèses intéressantes. Un immense gâchis.»

«La médecine fondée sur les preuves a été attaquée par certains et on a vu se multiplier des “études” artisanales souffrant de multiples biais.»
Édito de Prescrire du 1er juillet 2020

Les mêmes critiques émergent aujourd’hui, sur un ton plus mesuré, dans différentes revues spécialisées françaises qui tentent de tirer les leçons de l’affaire. Le mensuel Prescrire (indépendant de l’industrie pharmaceutique) estime que pour évaluer les médicaments, il faut, dans l’intérêt des patient·es, «des preuves solides». «Au décours de la pandémie de Covid-19, certains ont opposé soins et recherche, justifiant ainsi l’accès à des médicaments non évalués dans cette situation. Au risque pour les patients d’utiliser des médicaments non efficaces mais non dénués d’effets indésirables, éditorialise Prescrire. Dans le domaine de la santé, la médecine fondée sur les preuves a été attaquée par certains comme ennemie des soins, et on a vu se multiplier des “études” artisanales, souffrant de multiples biais.»

Prescrire dénonce aussi la médiatisation des annonces du Pr Raoult et les immenses espoirs ainsi suscités à l’échelon international «malgré la grande fragilité des données publiées». «Comme s’il ne fallait pas tenir compte de l’évolution naturelle de la maladie pour juger de l’effet de tel ou tel médicament, observe le mensuel, comme s’il ne fallait plus tenir compte des risques des traitements envisagés. Comme s’il ne fallait pas évaluer méthodiquement les options de traitement pour d’abord ne pas nuire au patient, ni dilapider les ressources communes.»

Pour ce mensuel, loin de la «pensée magique», une partie importante de notre capacité à faire face durablement à la pandémie de Covid-19 ne peut s’appuyer que «sur ce que l’esprit humain a acquis en matière de sciences et de méthodes –à commencer par la démonstration de la preuve, et l’esprit critique exercé à bon escient».

Autre éditorial, celui du Dr Jean Deleuze dans La Revue du Praticien . «Face au Covid, le monde de la santé a tenu, et les soignants ont été temporairement applaudis, écrit-il. Mais certains phénomènes ont pris une dimension inquiétante. C’est le cas du débat sur l’hydroxychloroquine qui, par son retentissement mondial, paraît presque paradigmatique de la pression qui s’exerce désormais sur le raisonnement médical […] La façon dont une partie du personnel politique, en France et dans le monde, a pris pour vérité le raisonnement attestant que le médicament était efficace, est lourd de conséquences.»

Les limites de la médecine fondée sur les preuves

Comment sortir de l’impasse que constitue, révélée par la polémique sur l’hydroxychloroquine, cette opposition entre deux pratiques médicales? Des éléments de réponse sont apportés par le Pr Gabriel Perlemuter, chef du service hépato-gastroentérologie et nutrition de l’hôpital Antoine-Béclère de Clamart. «Avec la crise du Covid-19, le grand public a pu découvrir les débats auxquels se livrent médecins et scientifiques, parfois outrancièrement simplifiés dans les médias, écrit-il dans une tribune du Journal du Dimanche. Des questions essentielles ont été posées. Ces questions portent sur la place des essais cliniques et des publications scientifiques dans l’exercice de la médecine, mais aussi dans la concurrence entre médecins et entre laboratoires.»

Selon lui, la polémique sur l’hydroxychloroquine a montré les bénéfices et les limites de la médecine fondée sur les preuves, c’est-à-dire de la démonstration de l’efficacité d’un traitement. «En situation d’urgence, trouver un équilibre entre méthodes rigoureuses et obtention rapide de résultats est un véritable défi, souligne-t-il. Certains diront qu’il n’est pas éthique de proposer une substance sans un niveau élevé de preuve d’efficacité. D’autres soutiendront que, confronté à une maladie avec un pronostic vital engagé, il n’est pas éthique de ne pas proposer de traitement, même si l’on n’est pas certain de son efficacité.»

C’est là une opposition qui, loin s’en faut, n’est pas spécifique à l’hydroxychloroquine. Il ne fait aucun doute que de nombreuses molécules connues et peu coûteuses pourraient avoir un intérêt médical mais ne sont pas étudiées –et ce parce que les études sont chères et que le retour sur investissement serait faible. Plus généralement le Pr Perlemuter estime que cette polémique montre que la médecine fondée sur les preuves est nécessaire mais pas suffisante. «Si elle l’était, nous n’aurions plus besoin de médecins, explique-t-il. Les mots-clés sur Google seraient suffisants pour traiter les patients. À la recherche doit donc impérativement s’ajouter le bon sens clinique.»

D’autant que «les études randomisées posent aussi des questions éthiques». «Elles permettent de réaliser des publications, d’améliorer les curriculum vitæ, d’obtenir des emplois, reconnaît-il. Leur intérêt dépasse donc, qu’on le veuille ou non, celui des patients et de la médecine.» Dans le même temps, comment ne pas observer que l’industrie pharmaceutique a permis de faire d’immenses progrès face à différentes maladies –l’un des plus récents étant la guérison de l’hépatite C?

De ce point de vue, on pourrait espérer que ces polémiques ne soient finalement pas inutiles, qu’elles offrent l’occasion inespérée de réinventer les relations de la médecine à la recherche pharmaceutique. Croire, comme Emmanuel Macron, à la «rationalité scientifique» sans pour autant sous-estimer la puissance de la clinique et de l’intuition des professionnel·les qui pratiquent la médecine –cet art qui se nourrit de la science.

Jean-Yves Nau, 17 juillet 2020 à 9h59, mis à jour le 19 juillet 2020

Exprimez-vous!

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici

spot_imgspot_img

Articles apparentés

spot_imgspot_img

Suivez-nous!

1,877FansJ'aime
133SuiveursSuivre
558AbonnésS'abonner

RÉCENTS ARTICLES