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Qui seront les pays gagnants et perdants de 2012?

Alors que l’élite mondiale s’est rassemblée à l’occasion du Forum économique de Davos du 25 au 29 janvier, les débats se sont moins orienté vers la manière de créer des richesses pour les moins fortunés ou d’aider le monde en développement qu’autour de la façon de sauver le noyau dur. L’économiste Nouriel Roubini, de façon prévisible peut-être, recommande de ne pas trop espérer, et qualifie 2012 d’année de «non progrès.»

Mais Ian Bremmer, d’Eurasia Group, s’inquiète aussi du recul de la démocratie et de l’idée que l’inégalité suscite une lutte des classes mondiale. Les deux experts révèlent également leurs surprenants pronostics des grands gagnants géopolitiques et économiques de 2012 —ainsi que le nom de l’ancien ministre des Finances européens qui a crié à Roubini de «retourner en Afrique.» Voici quelques extraits (et pour savoir ce qu’il se passe à Davos, jetez un œil sur le blog quotidiennement mis à jour de Bremmer):

La «contre-utopie» mondiale

Foreign Policy: Vous voilà tous deux partis pour Davos. Le risque mis en avant cette année au Forum économique est la «contre-utopie» mondiale. L’avenir est-il sombre à ce point?

Ian Bremmer: Les participants du forum de Davos reconnaissent intelligemment ce problème, qu’ils appellent la grande transformation —c’est la recherche de nouveaux modèles. Je pense que c’est le mot juste, car nous n’avons pas encore atteint de nouvelle norme. Les nouveaux modèles ne sont pas apparus. Nouriel et moi pensons tous les deux que nous en sommes en ce moment à un G-zéro [par opposition aux G7 et G20], dépourvu de leadership mondial, et qui s’articule économiquement avec la zone euro.

Si les Européens ne s’en sortent pas eux-mêmes, ce ne sont évidemment pas les Etats-Unis qui vont le faire à leur place, la Chine non plus naturellement, personne d’ailleurs. C’est également en train de s’avérer en termes de transition politique dans des pays comme la Syrie, au Moyen-Orient, au Pakistan et en Afghanistan. Si les Etats-Unis ne sont pas capables d’assurer la transition démocratique, alors, qui le sera? Ces pays vont devoir le faire eux-mêmes.

L’année dernière, Davos est tombé en plein milieu de la crise financière, et puis l’Egypte a explosé au beau milieu —et personne ne savait quoi en faire. En y pensant un an plus tard, ce n’est pas comme si nous étions revenus à Frank Fukuyama et à sa «fin de l’histoire». Cette année n’a pas vu la démocratie exploser partout, c’est bien plus complexe que cela. Cela s’explique en partie par l’existence de grandes déconnexions économiques, mais aussi parce que dans le contexte mondial, ce ne sont pas les valeurs occidentales démocratiques ou l’économie de marché qui sont réellement aux commandes.

Jadis, le Fonds monétaire international et la Banque mondiale fournissaient l’argent, mais ils influençaient également les électrochocs économiques et les réformes politiques. Eh bien les Chinois n’ont aucun intérêt à faire cela. Or, la Banque de développement de Chine met davantage d’argent sur la table que la Banque mondiale et le FMI réunis.

Nouriel Roubini: L’année dernière a connu toute une série de risques extrêmes qui ont débouché sur l’incertitude et l’instabilité. Les optimistes ont annoncé qu’il ne s’agissait que de chocs temporaires: l’augmentation des cours des matières premières, le Printemps arabe, le tremblement de terre japonais, les déboires de la zone euro, les inquiétudes suscitées par l’environnement fiscal des Etats-Unis.

Mais en regardant toutes ces choses de plus près, on constate qu’elles ne sont ni temporaires, ni réversibles, et que ces chocs vont persister —tout comme les sources d’incertitude. Vous savez, pour ce qui est des matières premières, la demande augmente à cause de la croissance, de l’industrialisation et de l’urbanisation dans les marchés émergents. Mais l’offre n’augmente pas au même rythme —pour de nombreuses raisons. Par conséquent, l’insécurité énergétique et alimentaire ne risque pas de nous quitter.

Les problèmes du Moyen-Orient se sont répandus: en Tunisie, en Egypte, en Libye, en Syrie, au Yémen, à présent il y a des tensions en Irak, de possibles conflits à l’intérieur des Etats-Unis, en Israël et en Iran, des conflits entre la Turquie et Israël, la Turquie et Chypre, entre Israël et les Palestiniens—tout cela va maintenir tous les prix à la hausse. Même les catastrophes naturelles imprévisibles, comme les tremblements de terre, le tsunami au Japon, beaucoup de ces événements qui causent tant de dégâts sont de la main de l’homme.

On dispose aujourd’hui de preuves scientifiques que ces événements météorologiques extrêmes, qu’il s’agisse d’une sécheresse en Russie, en Argentine ou au Texas —ou des inondations au Pakistan, en Chine ou en Thaïlande— ont en réalité un rapport avec le réchauffement climatique mondial, et ces choses peuvent perturber l’activité économique, comme nous l’avons vu dans le cas des inondations en Thaïlande.

Le problème de la zone euro s’est diffusé de la Grèce à l’Irlande, au Portugal, à l’Italie et à l’Espagne, à leurs banques, à leur dette souveraine. Il atteint aujourd’hui le cœur de la zone euro, mettant les banques françaises et belges sous pression, avec la dégradation de la France et de l’Autriche. Il ne disparaît pas du tout. La saga américaine autour du déficit fiscal et l’impasse entre démocrates et républicains sont là pour un bon moment. Cette année sera une année de non-progrès.

Mais l’année prochaine, qu’Obama soit réélu ou que les républicains optent pour Romney, aucun des deux partis ne bénéficiera de 60 voix au Sénat—par conséquent, un parti pourra poser son veto à l’augmentation des impôts, et l’autre à la réforme des prestations sociales. Nous vivons dans un monde de risques: risques sur les marchés, risques financiers, risques fiscaux, risques pays, risques de régulation, risques de taxation et -comme le dit Ian- risques géopolitiques et géostratégiques. Et ce n’est pas près de s’arrêter.

IB: Quand on voit tous les mouvements sociaux qui ont tant capté l’attention de la presse l’année dernière —que ce soit le Printemps arabe, les manifestations en Russie, les 180.000 manifestations en Chine ou Occupy Wall Street, c’est de ça dont les gens parlent. C’est vraiment cette histoire que la presse occidentale raconte, et cela implique que tout tourne autour des dislocations économiques. Il est question des riches contre les pauvres, de fossés et de divisions. Tout est une question de classes. Et, vous savez, les gens ont déjà commis cette erreur dans le passé et je crois que nous sommes en train de recommencer aujourd’hui.

Il ne fait aucun doute que la dislocation économique soit un très, très gros problème. Mais l’Etat est très important. En fait, pour sortir de la crise, l’Etat va être un acteur bien plus important qu’avant. Vu ce dont nous sommes témoins, je pense qu’il ne s’agit pas seulement de conflits intra-gouvernementaux, mais également intergouvernementaux. On voit beaucoup de nationalismes émerger. Ainsi que beaucoup de sectarisme.

Et nombre de ces tendances sont particulièrement anti-démocratiques, donc même là où les transitions sont les conséquences de cette instabilité économique, associée aux réseaux sociaux, aux communications mondiales et à tout le reste, il n’apparaît pas clairement du tout que la direction que vous prenez soit celle que l’Occident envisageait avec optimisme ces dix dernières années.

Le problème de l’inégalité économique

Mais le problème de l’inégalité économique est sûrement un facteur. Existe-t-il un plan pour gérer ce problème?

IB: Je crois que la réponse dépend énormément de l’endroit où l’on regarde. Aux Etats-Unis, ce n’est absolument pas pour minimiser le mouvement Occupy Wall Street (OWS), mais il ne provoquera aucun changement de politique notable. Et, franchement, le système américain est immensément résilient; c’est le système gouvernemental le plus résilient du monde, et il ne subit pas beaucoup de pression pour changer.

Et cela je pense, malgré le fait qu’il va faire l’objet d’une plus grande attention –ce qui est le cas, d’une certaine façon, parce que les républicains se battent sur le sujet en interne. Enfin, je soupçonne qu’OWS va se faire absorber par le parti démocrate, de la même façon que le parti des Verts l’a été —et, un peu dans le même genre, que le Tea Party a été absorbé par les républicains.

Mais je pense que pour ce qui concerne les facteurs qui vont déterminer où sont les divisions et où les conflits vont le plus probablement surgir au cours des années qui viennent, les grandes disparités de richesses qui grandissent en Chine ne sont probablement pas aussi importantes que le nationalisme chinois.

Et cela pourrait très bien s’avérer aussi en Russie. Dans d’autres pays —dans des pays que Nouriel connaît exceptionnellement bien —dans certains endroits de toute l’Europe, je crois que les divisions économiques sont énormes et vont croissant.

NR: Je ne veux pas risquer d’accorder trop d’importance aux facteurs de classes —au nationalisme, à la race, à la religion, même aux divisions intergénérationnelles. Certes, ils joueront un rôle important, mais il existe un réseau plus vaste d’inquiétudes économiques et financières. Les inégalités de revenus et de fortune sont en jeu, mais aussi les emplois—savoir si vos enfants seront mieux lotis que vous. C’est une question d’insécurité économique, de doute sur l’avenir des prestations sociales et des soins de santé. Il est question de sous-emploi, ou de chômage.

Alors, naturellement, les manifestations ne prennent pas la même forme selon les lieux. Il y a le Printemps arabe, Occupy Wall Street, les émeutes de Londres, la classe moyenne qui manifeste en Israël parce qu’elle ne peut se payer des logements, les étudiants chiliens qui n’ont pas les moyens de s’offrir de bonnes études, le mouvement anti-corruption en Inde, les Russes qui expriment leur ras-le-bol, et en Chine, où les gens ne peuvent descendre protester dans la rue, ceux qui se tournent vers les microblogs pour donner une voix à leur colère suscitée par la corruption et les inégalités.

Il existe donc tout un réseau en rapport avec l’insécurité économique, qu’il s’agisse de la pauvreté, de l’éducation, des aptitudes, de la capacité à être compétitif dans une économie mondialisée, de conserver vos prestations vieillesse, et puis de l’inégalité.

Ces éléments peuvent se manifester sous la forme de lutte des classes par opposition au nationalisme, ou de conflits religieux par opposition aux décisions intergénérationnelles entre jeunes et vieux. Mais je crois qu’il existe un réseau complexe de malaises économiques qui forment la base de nombre des événements qui se produisent, chacun de façon différente, dans différents pays.

Les grandes affaires et personnalités de Davos 2012

Ian, vous avez tous les deux mentionné de nombreux risques et des peurs qui s’annoncent pour cette année. Mais que sont les grandes affaires et qui sont les grandes personnalités de Davos en 2012?

IB: Vous savez, c’est drôle parce que l’année dernière, la directrice générale du FMI, Christine Lagarde, s’est incroyablement bien débrouillée à Davos, tout comme la chancelière allemande Angela Merkel. Mais le FMI est aujourd’hui dans un rôle plus marginal qu’il ne l’a jamais été de toute son histoire. Il est plus faible.

Et les Allemands le sont aussi —alors on se demande davantage dans quelle mesure les Allemands vont réussir à faire ce qu’il y a à faire, bien qu’il soit clair qu’ils prennent le leadership dans beaucoup de domaines. Donc je pense que l’Europe va faire l’objet de beaucoup d’attention, mais qu’elle ne va pas paraître sous son meilleur jour.

En revanche, je placerais les Etats-Unis du côté des gagnants, car leur économie va mieux. Mais ils ne prennent généralement pas Davos très au sérieux—surtout pendant une élection présidentielle, où il est davantage question d’Occupy Wall Street, du 1% et du taux d’imposition de 15% de Mitt Romney.

Je pense par conséquent que beaucoup vont constater que la situation des Etats-Unis s’améliore, mais cela ne sera pas au centre de l’attention générale. Les PDG américains vont se sentir bien mieux, même s’ils restent un peu nerveux et craintifs, mais vu l’instabilité mondiale, il auront l’air de bien s’en sortir, relativement aux autres.

Et puis, regardez la Chine. Les Chinois sont au beau milieu d’une transition de leadership, qu’ils gèrent avec une compétence et une confiance incroyables. Ils connaissent encore une très, très forte croissance, même si, de toute évidence, certains la paient au prix fort. Et oui, il y a 180 000 manifestations par an, mais ces chiffres augmentent en grande partie parce que l’urbanisation s’intensifie en Chine. Bien sûr, les gens sont plus nombreux à manifester dans les villes—puisque les villes sont plus peuplées.

Mais en réalité, si l’on prend en compte les transformations massives que subit le pays, il s’en sort très, très bien. Et je crois que si l’Economist évoque le capitalisme d’Etat en une la semaine où est organisé le sommet de Davos, il y a une bonne raison. Franchement, c’est parce que c’est devenu une vérité connue de tous.

Nouriel, vous avez été bien plus pessimiste sur la Chine. Lors de nos précédentes conversations, vous avez dit prévoir l’explosion de cette bulle à courte échéance.

NR: Eh bien, les données chinoises évoquent déjà un ralentissement économique. Les investissements dans le secteur résidentiel dégringolent aujourd’hui à un taux annuel approchant les 20%.

Les exportations nettes faiblissent parce que la croissance des exportations de la Chine vers le reste du monde a ralenti, et celle vers la périphérie de la zone euro est même en chute libre, et on voit que les résultats économiques pour le quatrième trimestre sont moins bons et que ceux du premier trimestre vont encore baisser. Etant donné que cette année est une année de transition, ils vont faire le nécessaire pour maintenir une croissance d’au moins 8% pour conserver leur dynamique.

Ce que nous voulons dire c’est qu’aucun pays du monde ne peut être productif au point de prendre la moitié de son PIB chaque année pour le réinvestir de nouveau, que ce soit dans l’immobilier, l’infrastructure ou la capacité industrielle. On se retrouve confronté à trois problèmes qui risquent de se réaliser en 2013/2014: le premier est que des prêts massifs non productifs dans votre système bancaire mènent tout droit à une crise du crédit.

Deuxièmement, la dette publique de la Chine, selon nos estimations, tourne déjà autour de 80% du PIB et quand on y ajoute tous ces prêts différents des gouvernements provinciaux, des banques de développement…j’en passe et des meilleures.

Et troisièmement, tous les booms d’investissements ont toujours fini par un atterrissage brutal—il n’existe aucun exemple d’atterrissage en douceur depuis un boom d’investissement de 50% du PIB, même de 40% du PIB. Nous avons donc raison de nous inquiéter à l’idée que les réformes chinoises qui vont pousser les gens à moins épargner et à davantage consommer adviennent trop lentement.

Après tout, la consommation ne représente encore que 33% du PIB alors que l’investissement est à 50%, et quand l’investissement s’effondrera et que les exportations ne pourront plus croître parce que les Etats-Unis et les autres pays ne pourront plus être les consommateurs de premier et dernier recours, alors la faiblesse de la croissance de la consommation va se manifester sous forme d’atterrissage brutal.

La croissance verte, un problème marginalisé cette année?

Nous n’avons pas vraiment parlé des économies riches en ressources naturelles—de l’OPEC, de la Russie—des pays qui n’ont pas été autant touchés par la réforme et les mouvements démocratiques. Mais si on regarde le programme de Davos, «favoriser la croissance verte» —qui est peut-être un code pour signifier le désengagement de ces économies fortes et riches en ressources naturelles— est tout en bas de la liste. Pourquoi?

IB: Je crois que «en bas de la liste» se lit ainsi: nous avons des problèmes plus importants à gérer pour l’instant, nous ne pouvons nous occuper de ça. Par exemple, aux Etats-Unis, parle-t-on beaucoup de climat en ce moment ? Au Japon, il leur faut bien de l’énergie, non? Fukushima a signé la fin du nucléaire.

L’Allemagne a le même problème, ce débat fait rage même en France. La Chine, qui est le plus grand émetteur de CO2 du monde, est aussi le seul pays qui n’a pas à se soucier de problèmes de réglementation ou de la sûreté de réacteurs nucléaires. La conséquence est qu’ils peuvent continuer à construire comme il leur chante, mais qu’ils vont rester presque exclusivement dépendant de l’énergie sale qu’est le charbon.

Le risque géopolitique autour de l’énergie est bien plus important cette année, parce que le Moyen-Orient pose davantage de problèmes. L’Irak reste la source la plus intéressante de pétrole nouveau coulant sur les marchés.

Mais l’Irak est en train de devenir bien plus instable, il y existe un fort potentiel de fragmentation provoqué par les luttes sectaires maintenant que les Etats-Unis sont partis, et le centre du Premier Ministre Nouri al-Maliki va avoir du mal à tenir. C’est un risque bien réel. Ajoutez à cela qu’une provocation de l’Iran, et entre l’Iran et Israël, est de plus en plus probable.

Tout cela implique qu’il ne reste pas beaucoup de capacités inutilisées dans le monde, même avec le relatif ralentissement, maintenant que l’économie des Etats-Unis se redresse un peu. Il est clair que l’on va maintenant voir la demande augmenter, et qu’une pression va être exercée sur l’énergie mondiale.

Bien sûr, cette situation continue d’assurer un pactole aux Russes, aux Saoudiens et aux autres économies du Golfe, qui ne sont pas très durement frappées, et qui ne le seront pas. Vous savez, le chômage en Arabie Saoudite est structurellement très différent du chômage en Egypte, il y a des tonnes d’emplois que les Saoudiens ne sont pas prêts à prendre, et qui reviennent aux immigrants d’Arabie Saoudite—Bengalis, Pakistanais, Philippins et autres. Les Saoudiens ont essayé la «saoudisation», ça a marché chez leur voisin, à Oman, mais ça ne marche pas très bien chez eux.

Le combat contre la pauvreté

Nouriel, qu’en est-il du milliard d’humains les plus pauvres? On a vu Bono parader lors de précédents Davos et obtenir que les pays s’engagent à verser de l’argent pour combattre la pauvreté. Est-ce que ce ne n’est plus le moment? Est-ce que l’insécurité sur les marchés mondiaux signifie qu’il faut mettre cet objectif de côté?

NR: Eh bien, les gens n’en parlent plus autant étant donné que les nouveaux objectifs pour le développement humain n’ont pas été atteints. Mais cette dernière année en revanche, ils ont compris que non seulement la croissance était nécessaire, mais qu’il fallait aussi une croissance inclusive. Et l’insécurité économique et financière, associée à la montée des inégalités à l’intérieur des pays et entre eux, peut s’avérer une source majeure d’instabilité sociale et politique.

Nous ne pouvons par conséquent pas ignorer ce problème d’inégalités. Nous devons nous assurer que la croissance est inclusive —en Chine, en Inde, en Amérique Latine—et que nous créons des opportunités d’emploi et de réussite dans la vie pour les jeunes d’Europe et des Etats-Unis. Nous connaissons une instabilité sociale et politique énorme.

Le problème que vous soulevez est généralement illustré par celui des plus misérables de tous, c’est-à-dire les affamés d’Afrique sub-saharienne. Mais le problème est plus vaste parce qu’aujourd’hui, il y a plusieurs milliards de personnes dans le monde qui travaillent dans des économies développées, dans les marchés émergents, et qui ont très peur pour leur avenir.

Et à moins que nous ne nous occupions de cela, tout ce qu’il s’est passé au cours de la dernière année —du Printemps arabe à Occupy Wall Street en passant par les émeutes dans toute l’Europe— va s’aggraver. Même en Afrique sub-saharienne, on pourrait commencer à voir beaucoup d’instabilité sociale et politique.

Nous avons vu, par exemple, ce qu’il s’est passé au Nigeria, quand ils ont commencé à supprimer progressivement les subventions sur le pétrole, et que les prix ont augmenté de 200%. Ce qui explique pourquoi il y a aujourd’hui des émeutes dans les rues.

Il nous faut donc penser à ces problèmes; il faut que nous en débattions et que nous trouvions un moyen de les régler. Non seulement une foule de gens est en train de mourir de faim, mais une vraie instabilité sociale et politique provient d’une population qui pourrait potentiellement appartenir aux classes moyennes et qui voit ses espoirs s’effondrer.

Le vainqueur de l’année 2012

Ian, qui sera le grand gagnant de l’année qui vient?

IB: Les Etats-Unis.

Vraiment?

IB: Oh, absolument. Tout d’abord, c’est un jeu tout relatif. Si vous vous faites du souci pour l’euro, alors le dollar a l’air de très bien s’en sortir, et cela nous donne bien plus de flexibilité dans ce pays. Je crois en l’esprit d’entreprise américain. Je crois aussi en la qualité de vie, et quand les choses commencent à se gâter, les gens ont tendance à se tourner davantage vers les Etats-Unis.

La raison pour laquelle le voyage en Asie du président Barack Obama s’est si bien passé, c’est parce que quand vous partez, tout le monde se dit «Oh mon Dieu, on a besoin de ces types-là». S’il y avait quelqu’un d’autre pour combler la brèche, ce serait une autre histoire; dans de nombreuses régions du monde, il n’y a personne.

Alors cela fait des Etats-Unis un leader de dernier recours?

IB: Eh bien, le «leader de dernier recours» en Libye a vraiment très bien réussi aux Etats-Unis. Je veux dire, vous êtes parvenus à vous débarrasser de Kadhafi sans perdre un seul soldat. Et plus ça va, et moins les Etats-Unis endossent ce rôle de policier mondial; ils ne vont plus se charger de tout. Vous savez, il ne fait pas l’ombre d’un doute que «leader de dernier recours» est moins problématique pour les Etats-Unis que pour n’importe qui d’autre.

A part cela, le Brésil est en forme. La Coupe du monde et les Jeux olympiques approchent, et les Brésiliens accueillent le banquet de Davos cette année, pour la première fois. Leur heure est venue.

La présidente Dilma Rousseff s’est débarrassée d’une flopée de ministres corrompus et s’est montrée compétente et capable, pas simplement un leader de marché émergent. Elle est bien plus apte à trouver un équilibre entre les Etats-Unis et la Chine, un juste équilibre entre être un des BRIC, et un pays qui, depuis un bon moment maintenant, s’avère une destination sûre pour le capital.

En outre, les Brésiliens possèdent une grande richesse en matières premières et davantage encore à venir dans les champs pré-salifères offshore. Cela pourrait bien être l’année du Brésil à Davos.

L’Europe et la Russie, grandes perdantes

Le plus grand perdant? Ou la plus grande mesure d’austérité? Le pays qui recule le plus?

IB: L’Europe va encore avoir l’air d’être le grand perdant cette année car elle ne se sort pas de la crise. Au mieux, elle se débrouille. Et je pense que la «débrouille» va se poursuivre. Les perspectives ne sont pas bonnes, et c’est particulièrement vrai pour les pays en périphérie. Ce n’est également pas une bonne année pour la Russie. Vous savez, je ne suis pas d’accord avec la dégradation de Fitch, personnellement.

Je crois qu’au contraire, après les élections russes, il se pourrait bien que le Premier Ministre Vladimir Poutine dise: «Oh, il faut que je prenne la gouvernance un peu plus au sérieux et que je fasse venir des personnes plus sérieuses.» Mais il est clair que de tous les BRICS, la Russie ne mérite pas d’être là —vraiment pas. Elle est tellement concentrée autour d’un seul et unique individu; sa gouvernance est si mauvaise, si opaque, si corrompue.

Il y a eu, dans le passé, des années où le président Dmitri Medvedev et Poutine ont fait des discours réellement bons. Cette fois, tout le monde sait qu’ils se présentent à des élections qui seront une mascarade; que ces manifestations ne vont pas compter beaucoup. La Russie est restée à la traîne, malgré toute sa richesse en matières premières. Elle n’a vraiment rien fait d’autre de bien comparé aux autres BRICS. C’est une grande perdante.

Nouriel, vous êtes d’accord?

NR: Je pense aussi que la Russie pourrait ne pas rester parmi les BRICS. En fait, j’ai écrit un article il y a un an environ qui disait qu’ils devraient peut-être enlever la Russie et la remplacer par l’Indonésie. L’Indonésie m’a fait bonne impression lorsque je m’y suis rendu récemment, et je vais bientôt y retourner. En dehors des BRICS, l’autre puissance émergente, c’est la Turquie. Economiquement, elle monte, et elle exerce ses muscles diplomatiques dans tout le Moyen Orient.

Avec le temps, elle pourrait devenir un modèle d’Etat islamique modéré qui réussit. En outre, elle a pris de l’assurance dans son rôle envers la Syrie, l’Iran —elle pourrait bien s’avérer capable d’aider les Etats-Unis de nombreuses manières au Moyen Orient, malgré les tensions actuelles entre la Turquie et Israël. Je dirais donc que la Turquie est une gagnante relative.

Mais le plus certain est que la périphérie de la zone euro est la grande perdante. Vous savez, à Davos 2006, je participais à une session avec Guilio Tremonti, qui était à l’époque le ministre des Finances italiens, et le président de la Banque centrale européenne, Jean-Claude Trichet, sur l’avenir de la zone euro.

Et j’ai osé dire à l’époque, en 2006, que si les divergences dans la zone euro continuaient, dans cinq ans l’Italie et l’Espagne et la périphérie pourraient bien finir comme l’Argentine —en faillite et victime d’une crise de la monnaie. Tremonti s’est mis très en colère et m’a hurlé dessus pendant que je parlais : «Retourne en Turquie!» Il se trouve que je suis né en Turquie, mais ça voulait dire «Retourne en Afrique» ou dans un quelconque pays sous-développé.

Aujourd’hui, cinq ans plus tard, ce que j’ai prédit se réalise: la zone euro est un désastre, la Grèce s’effondre et la Turquie s’en sort bien. Et je crois que les Européens ont commis une grave erreur en ralentissant les négociations d’adhésion de la Turquie —un pays jeune et dynamique— à l’Union européenne. Et c’est dans ce monde-là que nous vivons aujourd’hui.

Interview de Benjamin Pauker

Traduit par Bérengère Viennot

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